[suite de l'entretien commencé ce lundi 13 avril]
Emmanuèle Jawad : Le chansonnier, par son titre même, se réfère à la chanson et tu situes cet ensemble, dans une note explicative, en fin de volume, « faisant signe davantage vers Rimbaud que vers Pétrarque ». Différents composants (références légendaires notamment avec évocation de Mélusine, éléments autobiographiques, lieux géographiques etc.) participent à l’élaboration du poème. Quels liens précisément avec la chanson prise dans la pluralité de ses aspects et quels composants significatifs entrent en interaction dans cet ensemble ?
Pierre Drogi : Le mot chanson est, bien sûr, polysémique. On peut l’associer à toutes sortes de connotations qui vont d’une humeur plutôt joyeuse, si elle fait qu’on chante, à un genre de poème associé à la musique, et par exemple les chansons des troubadours et des trouvères, hésitant, pour le registre, entre la noble canso (plus tard « chant royal ») et « chanson de toile », entre masculin et féminin, entre haut et bas ; le mot évoque aussi bien l’amour que la guerre, quand la chanson est « de geste » ; beaucoup plus souterrainement il peut référer aussi au « singbarer Rest » (« reste chantable ») qu’évoque Celan ou encore aux « chansons spirituelles » par lesquelles Rimbaud démarque Le Cantique des Cantiques, autre forme de chant. C’est donc un terme qui permet d’ouvrir à une forme libre quoique connotée et peut-être vieillie du poème, ni survalorisée en chant d’Orphée, ni étrangère pourtant à la question du lyrisme (et de la musique), mais rabattable, tout aussi bien, en cas de prétention éhontée, sur la chansonnette. Par le choix d’un titre en apparence anodin, j’ai souhaité protéger le cœur du livre tout en y insérant son sujet. Un « chansonnier » désignait simplement au Moyen Âge un recueil de chansons, poèmes accompagnés (pas toujours) de musique, avec ou sans ordre, et seul Pétrarque, en composant le sien, a fait du Canzonniere un modèle durable de livre architecturé, popularisant par la même occasion une forme destinée à sonner et résonner longtemps, sous le nom encore musical de sonnet.
Pourtant c’est le sens bien plus mystérieux que lui accorde Rimbaud qui occupait mon oreille : celui d’une personne occupée à chanter, flanquée à son tour d’une mystérieuse filleule ; les deux « figures » sont chez Rimbaud associées à une « hydre » et à la « soif » inextinguible. Par « Comédie de la soif » de Rimbaud, on était conduit à quitter l’Italie et l’amour idéal de Laure pour aborder aux légendes scandinaves et germaniques, mais sans oublier non plus les supplices des Enfers ou les exploits d’Hercule. On pouvait anticiper certaines « Rhénanes » d’Apollinaire ou y adjoindre les échos d’une certaine « Loreley » de Heine. Ce chansonnier-là, batelier ou pas, parrain ou pas d’une sirène ou d’une fée, subvertissait tout à coup le sage titre précédent, le rendait équivoque. Le livre devenait homme ou créature, il s’animait, il appartenait aussi possiblement au monde des ombres ou des fantômes, autant qu’à celui des vivants : « Légendes ni figures ne me désaltèrent ». Il interrogeait fondamentalement ce qu’il en est de la chanson, en l’incarnant.
Hésitant de la sorte entre plusieurs genres et significations, je souhaitais replier le livre sur ses propres apparences, en faire une sorte de meuble à secrets ou de livre-valise, pour y faire tenir à la fois toutes sortes d’interrogations, tant poétiques que personnelles. Le minorer en surface (un chansonnier « ordinaire ») et préserver en même temps sa part subversive inapparente, le feu sous la glace. La chanson devenue forme sans forme, ou soif, ou hydre, assoiffée de vie et de chanson.
La légende de Mélusine ne pouvait que trouver sa place dans cette constellation affective et mentale : figure de la bâtisseuse qui détruit au matin, brûlée sur un bûcher dont elle échappe, figure ambivalente de l’intention du bien sous la forme d’une fée-serpent. Elle m’apparaît un peu comme la figure tutélaire du poème, lui-même effacé par l’air, comme une haleine dissipée, détruit sitôt que construit, jamais fondé définitivement. Elle entretient, par le feu, un rapport à ce buisson ardent que désire parfois avec ferveur devenir le poème : avec le risque de s’y consumer aussi. La chanson dans ce chansonnier se voulait performative et s’interrogeait sur ce que peut performer une chanson et dans quel lieu, dans qui…
Quant au charbonnier, pour ne pas l’oublier comme un infime détail, il s’en trouve un très important dans Le Conte du Graal pour renseigner le petit héros encore sans nom et lui indiquer où réside Arthur.
Emmanuèle Jawad : On retrouve dansLe chansonnier une singularité formelle notamment dans un usage particulier des signes graphiques, de ponctuation. Des fragments sont ainsi saisis entre des signes qui pourraient être qualifiés de mathématiques (< >) utilisés comme des mises en crochets, vers qui s’ouvrent par deux points ( : sa filleule), mise en place de double crochets, signe interrogatif isolé en milieu de poème, utilisation également de ce qui s’apparente à la lettre grecque thêta θ etc. Comment se mettent en place ces signes dans le corps lyrique du poème ?
Pierre Drogi : Ils viennent naturellement, dans le cours de la composition qui est, au moment où elle se produit, à la fois mentale, spatiale et vocale. Cette dernière, vocale, ils la contrarient peut-être au départ mais s’y plient à la fin. Ils s’inscrivent sur la page comme éléments de la respiration ou du rythme.
Au vrai, ils s’inscrivent sans y penser, au moment de l’écriture, pas dans une intention arrêtée, systématique, décrétée à l’avance, mais juste comme une ponctuation de la pensée ou de la voix, comme des notations d’ordre musical, interruptions, décrochages, silences. Ils représentent parfois des appuis, des rebonds. Ils incisent ce qui coulerait trop « de source » ; ils contredisent, ils interrompent ; ils contrarient ; ils accompagnent. Ils tentent de faire percevoir les micro-hésitations d’une parole qui cherche et tâtonne. L’ambition peut paraître démesurée : la notation se voudrait fidèle témoin de l’expérience et, tout autant, « musique » pour la pensée ou « pour l’âme ».
« Composition mentale, spatiale et vocale », dis-je : mentale ne veut pas dire abstraite et cérébrale. Je dissocie ici artificiellement, pour répondre à ta question, trois aspects probablement concomitants d’un processus difficile à appréhender autrement que du dedans. Dans cette formulation, le poème est considéré simplement d’abord sous l’angle de sa notation, en dehors de sa vocalisation ou de sa profération future ; partant de l’émotion dont il émane, il est considéré sous l’angle de son image écrite, inarticulée, la page apparaissant comme le champ de l’esprit ou de la conscience, ou de la sensibilité, sur laquelle les mots projetés figureront spatialement les différents événements de « conscience » ou de « pensée » qu’il s’agit de transcrire. L’espace mental trouve donc sur la page une sorte d’espace analogue que les mots et les signes occupent, en raison d’une adéquation ou tout au moins d’une approximation recherchée, et sur lequel il tente de se transposer. On note avant tout du temps, le temps de la formulation, et son articulation, sur la page. La voix vient alors : pour vérifier, pour habiter (mais elle habite en nomade !), pour traverser d’émotion, si c’est possible, les traces de l’expérience que la notation vient de tenter. Si à ce moment précis les mots écrits brûlent, la voix vibre.
La voix retourne à l’origine, à ce qui précédait la composition et le geste de jeter des mots en constellations sur la page. D’ailleurs bien souvent la voix précède, et c’est par un vers ou un groupe de vers entendus intérieurement que le poème s’annonce.
D’autres signes, comme le thêta que tu mentionnes, gardent crispées en eux, incisées, des traces qui ont à voir, sous une forme accidentelle, avec l’indicible, avec ce qui ne se laisse pas écrire simplement, ou ne se laisserait pas écrire autrement. Ils relèvent délibérément, pour le coup, de l’ordre du cryptage. Ils sont rares. Et comme ils appartiennent aux caractères spéciaux du clavier, l’humour tout particulier aux logiciels s’ingénie périodiquement, lors de transfert ou de copies de fichiers, à me les transformer en d’autres signes pour le coup imprononçables ! Faire l’expérience…
Ils se laisseraient cependant prononcer, le cas échéant : s’il m’arrivait de devoir lire les textes où ils figurent à haute voix, la lettre grecque, devenue lettre-code silencieuse d’un mot écrit, disparaîtrait sans hésitation au profit de l’articulation du mot dont elle est le code. Il y a là comme un va-et-vient entre le resserrement que provoque le texte écrit et l’expansion du texte mis en voix ou en bouche, quelque chose d’analogue à ce qui se produit quand on traduit des anagrammes d’Unica Zürn : on développe alors ce qui avait été enveloppé, on restitue avant tout à un sens le poème en partie aléatoire qu’avait produit le choix, au départ, d’un nombre devenu arbitraire de mots et de lettres.
Systole et diastole, après tout, n’est-ce pas à tout moment, à toute étape de son élaboration ou de sa lecture, la respiration du poème ?
[suite et fin de cet entretien le vendredi 17 avril].