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[feuilleton] "Au fil du narré, #3", trois questions de Pierre Drogi à Patrick Beurard-Valdoye

Par Florence Trocmé

Publication à partir du 1 er avril 2015 d'un nouveau feuilleton, dans le cadre du travail entrepris simultanément par Poezibao et par remue.net, autour du " Cycle des Exils " de Patrick Beurard-Valdoye (dont le premier volume, Allemandes, est paru il y a trente ans).
Patrick Beurard-Valdoye a donné le 6 mars dernier un récital à la Maison de la Poésie de Paris, suivi d'un débat passionnant mais peut-être un peu bref, d'où un sentiment d'inachevé. C'est sur ce sentiment d'inachevé que cette proposition a été bâtie : offrir à ceux qui étaient présents la possibilité de poser une (ou deux) questions à Patrick Beurard-Valdoye.
Chaque mercredi, une ou des question(s) et la réponse de l'auteur.
Troisième épisode ce mercredi avec des questions de Pierre Drogi.

Pierre Drogi : Tu as expliqué ton choix du mot narré pour désigner ton travail ; c'est un mot destiné à éviter d'autres mots, tous piégés. Il existe cependant un genre ou une forme (ou une " morphe ", comme tu viens de dire), qui pourrait réunir les trois éléments que nous venons d'évoquer : poème, récit et oralité. Il s'agit de l'épopée - qu'à ma connaissance tu mentionnes peu pour qualifier ou accompagner ton travail. Accepterais-tu néanmoins ce mot ?
Y a-t-il dans ton esprit un rapport entre le narré et un projet épique ?
Ne pourrait-on pas tenter ce rapprochement aussi à travers le rapport particulier que le narré entretient à la mémoire ?
Patrick Beurard-Valdoye : C'est exactement ça : l'épopée. La discrétion sur le sujet, c'est aussi que l'on ne l'a guère abordé sous cet angle, comme tu le fais - non sans précaution d'ailleurs.
J'ai décidé de me consacrer aux arts poétiques lors d'un séjour en Irlande, et Joyce n'y est pas pour rien. Son Wake est bien entendu epos. Côté allemand, le réinvestissement épique, notamment par Günther Grass dans le Turbot m'a préoccupé. Sur le flanc américain : Maximus Poems (découvert tardivement, grâce à Auxeméry)prolongeait Paterson et Les Cantos (dont la traduction en français chez Flammarion en 1986 me fit forte impression). Côté russe, c'est pléthore, notamment Zanguezi de Khlebnikov. En espagnol on a eu le Poundémonium de Julian Rios, ou son Larva. Charles Dobzynski me fit découvrir Nâzim Hikmet. Et ne pourrait-on pas dire que le Diario in Tre Lingue d'Amelia Rosselli a quelque chose d'épique ?
En français, c'est plus compliqué. Nous en parlons avec Yves di Manno. L'épopée est même - disons-le - un peu tabou. Les modernes, puis les post-modernes l'ont écartée. Il y a de nombreuses raisons, et sans doute pour commencer, l'assujettissement des poètes épiques aux monarques absolus et aux dictateurs. Pourtant Agrippa d'Aubigné échappe à ce grief. Grabinoulor n'indique pas d'inclination particulière pour quelque pouvoir autoritaire ... ! Et qui lit Le fou d'Elsa ?
Il faut également voir une sorte de confiscation de l'épique par le roman. Je dirais que Mobile de Michel Butor relève de l'épopée. Je pense en outre à Pierre Guyotat. J'avais organisé la première lecture publique du poète en France, en 1984, à l'endroit où il avait fugué vers Paris : la gare de Perrache. Ce fut d'ailleurs " épique " !
Pierre Le Pillouër est le premier à avoir signalé ce parti pris de l' epos du Cycle des exils, puisqu'il écrivit il y a douze ou treize ans sur sitaudis.com : " le genre épique, qui semblait voué à une totale obsolescence, a été revisité et totalement revitalisé dans une dimension démocratique par l'étonnant rhapsode... ". En termes certes très élogieux, c'est bien de cela qu'il s'agit.
C'est à la fin de l'écriture d' Allemandes que j'ai opté manifestement pour l'épopée. Voie obligée autant que voie de garage. Dans les moments difficiles je croyais aller dans le mur. Les titres des parties en disent assez long. Contre-courante, en entame. Suivent des Françaises, en alternance avec Smolt ou Tacot, qui sont les phases d'évolution du saumon. Je remontais le courant de la doxa littéraire, faisant le détour par la case origine en langue française, au plan littéraire, historique et mythologique : l'épopée johannique.
Naturellement, il fallait tordre le cou à cette vieille " affaire " du héros. Le rapport solidaire et hautain à la commémoration, à l'histoire. L'anti-héros me tentait. Des figures inouïes et oubliées, toujours refoulées par l'histoire d'état. Elles traversent notamment Mossa durant la grande-guerre.
Sur le plan poétique, la déconstruction du personnage s'imposait, morcelé en figures multiples, en protagonistes d'un instant, en figurants. Des hapax. J'avais en tête Walter Benjamin évoquant les anges qui apparaissent pour louer Dieu puis disparaissent aussitôt. Et surtout son empathie à l'égard des anonymes. La multiplicité des points de vue s'imposait, garantissant le partage, la non-domination d'un regard sur d'autres. Le kaléidoscope mobile à la place du dispositif panoptique. " Mémoire saturée " de La fugue inachevée est fait de correspondances et de regards croisés de soldats français et allemands sur un même champ de bataille en 1914. Le tout imbriqué de lettres adressées à son médecin, par un aliéné souabe enfermé durant la guerre, puis demandant à être libéré dans les années 20, car des voix lui disait qu'il est " l'élu " pour sauver l'Allemagne. Ça doit te rappeler un autre " élu "...
Mais je n'aurai pas dit l'essentiel sans évoquer la déconstruction d'un personnage central de l'épopée : l'auteur. Il ne peut justement plus être central. Sa place, dans la " circumstance ", est sans cesse mouvante ; il est un nomade qui embrasse des bouts de monde, il devient un être sans point de vue autre que ses paradigmes, sans autre subjectivité que le dispositif de son écriture, à commencer par ceci : toute parole est vérité, car au minimum celle émise de la personne. Et il faut faire avec ! Ce qui ne signifie certes pas que tout est équivalent ...
Dans le Cycle des exils tout héros est un survif. Ghérasim Luca, ou Laszlo Moholy-Nagy, dans Gadjo-Migrandt, mais encore - figures si discrètes qu'on les oublia - Friedl Dicker (qui fit dessiner les enfants à Terezin, à l'origine de l'art-thérapie) ; ou bien la poète Hilda Morley.
Le rapport au protagoniste n'est toutefois pas primordial dans l'epos post-historique. Peut-être l'épopée s'était-elle embourbée dans l'impasse de la temporalité historique, comme du reste Benjamin le fit remarquer dans Le narrateur ( der Erzähler), où il voyait dans l'histoire un récit épique, tenu pourtant dans une indifférence créatrice. Ce qui eut sans doute a contrario pour effet de contraindre parfois le poème épique dans une unité de temps.
L'epos permet d'inventer moins un récit fait de strates historiques, que d'insolites géographies entrelacées dans la " multité ", où le langage joue un rôle majeur de tressage et de ligature. L'histoire est un arrière-plan méthodologique.
Le narré active des zones mnésiques, il prône l'intuition des origines. La rivalité entre neurologues et psychanalystes montre qu'on est à l'aube des connaissances sur la mémoire. Les mémoires. L'écriture poétique réveille probablement des mémoires enfouies, l'acte ferait remonter des traumas ancestraux, figés dans les cartilages temporels. Ce n'est pas que transmission intergénérationnelle, mais aussi des gestes d'inconnus que l'écriture attraperait au vol. Il faudrait considérer en outre que la mémoire est mobile et plastique. Fini ce schéma des cerveaux gauche et droite. Les arts poétiques sont artistiques et scientifiques, intuitifs et rigoureux. Ils abordent les berges de l'énigme avec arraison et oraison.
Pierre Drogi : Tu expliques dans un entretien récent avec Florence Trocmé publié sur Poezibao que le statut de l'archive a changé pour toi au cours de l'écriture du " Cycle des exils " : tu étais parti d'une idée de preuve ou de justification scientifique, appuyant le narré. " Peu à peu le vivant a pris le dessus [...], l'émotion du témoignage ".
Ce phénomène concerne-t-il le Cycle considéré de livre en livre, dans une progression vers un traitement plus vivant et plus émotionnel de l'archive au fil de ta progression dans un travail de longue haleine, ou s'applique-t-il aussi à l'intérieur du processus d'écriture de chacun de tes livres ? Comment s'opère " l'ingestion " de l'archive dans le texte, jusqu'à son éventuelle disparition ?
Il t'est même arrivé, ailleurs, de parler de l'archive (de sa découverte) comme d'une épiphanie. Quel rapport entretient cette épiphanie avec celles que provoquerait le texte, pour le lecteur ?
Patrick Beurard-Valdoye : Tenté d'une part de frotter l'écriture âpre de Diaire au mode épique populaire par excellence - le cinéma - et d'intégrer d'autre part la dimension mythologique au travers des représentations de Jeanne d'Arc, j'ai vécu, grâce à Florence Delay, une expérience nouvelle qui déplaça le curseur de ma méthode de travail. Après m'être renseigné à partir d'ouvrages publiés et documents d'archive sur Ingrid Bergman (Rossellini surtout), comme sur Renée Falconetti (Dreyer), j'ai pu travailler " sur le vif " - si je puis dire - c'est-à-dire recueillir le témoignage de Florence Delay et son expérience du film de Bresson - et son contexte - approfondir certains points sous forme d'entretiens réguliers. J'ai avec elle ouvert une nouvelle voie de mon " métier de poète " au sens d'Elias Canetti.
C'est là que j'ai pu mesurer que l'archive livre matière, mais procure rarement l'énergie d'écrire - hormis ces épiphanies en effet - tandis que le dialogue, la voix, déclenchent un désir d'écrire. Les paroles de témoins permettent que la forme dans le poème ne soit pas énergie givrée. Elles déclenchent un acte dans ce qui n'est plus une phrase.
Dans le rapport à l'archive comme au témoignage, il y a un possible secret transmis. Au début j'étais timoré, craignant de déranger, de faire perdre leur temps aux gens. Comme les historiens, les poètes prennent leur temps, mais nous, nous prenons aussi le temps de le rendre. Dans les zones où il n'y a personne pour écouter la souffrance, les témoins me livraient des confidences et se libéraient d'un fardeau. Et quand par surcroît il me fut possible de lire en public devant ces personnes, ce " juste retour des choses " provoquait parfois une sorte de catharsis.
J'aime sinon le climat de l'archive. J'aime noter au crayon mine obligatoire, retailler le crayon souvent - à chaque fois je songe à la Mélancolie de Cranach -, plutôt que de saisir au clavier. Soudain l'insensé saute au visage. A l'instar de ces lettres de prisonniers de guerre adressées à leur camarade de camp, décrivant en détail par où ils s'étaient évadés. Sauf que ces lettres avaient été saisies avant destinataires, et je les lisais dans les archives militaires allemandes. Leur beauté frêle, dans la justesse et l'émotion de l'histoire, comme dans l'instant de révélation, doublées de cet acte de confiscation, m'ont conduit à restituer scrupuleusement les textes. C'est devenu Le secret des limbes intercepté.
Quand je faisais mes recherches sur Rimbaud à Stuttgart, un cliché d'environ 1875, sans légende, pris dans la gare, me stupéfia. On voyait un jeune homme élancé vêtu tout en blanc, près d'une locomotive. Je n'avais pas de loupe pour vérifier ce que j'espérais, puis je me suis raisonné. Non, ce n'était sûrement pas lui. J'ai poursuivi la consultation d'autres documents, mais le lendemain je suis revenu à la première heure et dans la boîte en question, la photo avait disparu. Du moins ne l'ai-je plus retrouvée. Etait-ce donc bien lui ?
Pierre Drogi : Quel rôle joue la référence dans ton travail ? Souvent, en effet, le texte procède par références implicites, sans explicitation du référent nominal précis ou historique ; l'identification précise d'un personnage ou d'un contexte se trouve " interceptée ", à l'instar du secret d'un de tes titres : Le Secret des limbes intercepté. Ainsi " Jean " peut-il désigner plusieurs personnages dans La Fugue inachevée, pas tous exactement contemporains... dont un certain Arthur (Rimbaud) ! Au lecteur de se débrouiller avec les indices laissés.
La " référence ", pour parler comme Alexis Pelletier, n'entretient-elle pas chez toi un lien paradoxal avec le secret ?
Patrick Beurard-Valdoye : Une fois n'étant pas coutume, je dirai que souvent l'on attend de la " prose " une certaine clarté, et de la " poésie " quelque chose de plus elliptique. Servons-nous de ce cliché ! Même si Illuminations, comparé au Bateau ivre, nous rappelle que c'est autant l'inverse.
Le propre du nom est de devenir commun. C'est une raison pour laquelle il y a une myriade de " Jean " dans Diaire, fraîchement sortis d'archives, et se confondant tous. Et l'on retrouve en effet dans La fugue inachevée un même Jean tantôt Rimbaud (Jean-Arthur) tantôt Dunant (Jean-Henry), ou Poethen (Hans, dit Johannes) ; bien d'autres encore. Ce qui perturbe sans doute les usages du lecteur, voire le dérange.
Le lecteur peut, cela dit, tout aussi bien suivre les " aventures " d'un personnage principal dénommé Jean. Il se méfie pourtant, il sent qu'autre chose se passe, il pressent le courant d'air vers d'autres espaces. Je dirai volontiers que c'est peut-être en cet endroit que se situe une possible " épiphanie " pour le lecteur. Il s'agit une fois pour toutes d'envisager un autre rapport au bassin du savoir.
Ce procédé de recouvrement traverse les textes canoniques du Talmud ou de la Bible. Et le lecteur ne sera pas davantage déstabilisé, me semble-t-il, qu'en lisant les Actes des apôtres - si tu me permets ce rapprochement ironique - où, subitement et violemment, le récit passe du ils au nous, quand la faction de saint Paul s'empare du récit, et le poursuit à son unique gloire.
Un auto-apprentissage de chacun est comme on sait la condition préalable pour lire le poème, et autrement (par exemple à une autre vitesse) que le roman feuilletonesque, ou l'article du tabloïde. Qui est lecteur d'arts poétiques est déjà poète, même sans écrire une ligne ou un vers. Oui le lecteur doit tracer sa voie, se débrouiller comme tu dis - pas tellement plus que devant certains modes d'emploi d'ailleurs - et il y a beaucoup d'indices, c'est important.
Nombreux sont ceux qui connaissent l'existence de ce parti pris artistique. C'est leur liberté de préférer les autoroutes, de se laisser prendre en charge confortablement, de préférer le ronron du syndrome d'Ormesson.
Avec le Narré des îles Schwitters il y eut encore un tournant, une autre tournure pour accompagner Kurt Schwitters dans son exil. Epopée, et prosopopée. Prosépopée. Le référent est présent, même si je convoite l'autonomie du poème. Il est un aide-mémoire si l'on veut, où le poème établit un rapport singulier et privilégié avec la mémoire du lecteur. Je veux dire : avec la mémoire de la personne en situation particulière de lecteur. C'est une expérience que j'ai tentée surtout dans la dernière partie de Gadjo-Migrandt, sollicitant différents niveaux de mémoire du lecteur. La polysémie typographique était à son service pour qu'il trouve des repères visuels et mnémotechniques, dans le tourbillon du flux poétique, comme la rime en fin de vers classique.
Et l'on peut aussi bien lire dans Gadjo-Migrandt le poème en versets en ignorant tout de Gherasim Luca, j'espère dans ce cas susciter l'envie de découvrir sa poésie. Celles et ceux qui la connaissent trouvent peut-être confirmation, il se peut qu'ils découvrent des aspects inattendus. " Tout y est dit et tout demeure secret " m'avait écrit sa veuve Micheline Catti.
Ce dont nous parlons, archive, mémoire, narré, oralité, référence, secret, est le cœur de la fin de Gadjo-Migrandt, focalisé sur le premier happening au Black Mountain College. De mon point de vue la première œuvre post-moderne (au sens de Charles Olson). Il n'y eut aucun enregistrement, aucune photo, aucun film, pas d'archive. Seize ans plus tard John Cage saisissant l'importance historique de ce moment, en fait une sorte de reconstitution qu'il intitule Theater piece one. Mais nul n'a jusqu'ici fait remarquer la chose suivante : il s'agit en réalité d'une œuvre essentiellement poétique. Plus que théâtrale (mais on sait que Cage était proche du Living Theater, il leur a même fait découvrir Artaud). Il s'agit de la première performance poétique. Il y eut en effet - aux côtés d'une performance chorégraphique de Cunningham, de l'interprétation d'une œuvre de Cage par Tudor, et de gestes de " DJ " de Rauschenberg - simultanément trois lectures proférées d'arts poétiques : Olson lisant des passages tout frais de son Maximus, Mary Richards lisant Artaud qu'elle traduisait, et Cage, des poèmes et sa " Julliard Conference ".
L'histoire de la lecture en public n'existant pas encore, il fallait l'énoncer !
Livret de ressources Internet sur Patrick Beurard-Valdoye


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