Puis on a abouti sur la rue Broke, une autre impasse. Le bout de la rue s’arrêtait sur le chemin de fer, en haut d’une petite côte. C’était notre porte arrière, celle que l’on prenait le plus souvent pour aller vers la plage Jacques-Cartier. La plage Saint-Esprit était trop loin à pied, surtout que je n’avais que six ans. Marcher sur la route des trains n’est pas évident. Où marcher ? Sur le rail ? Pour s’amuser, quelques pas, mais pas comme technique de déplacement. Sur les traverses ? Pour moi et les petits pas de mes six ans, une traverse à la fois suffisait ; j’étais encore affublé de mes bottines orthopédiques brunes et laides. On pouvait toujours marcher sur le gravier qui soutenait le tout, mais le sol inégal tordait les chevilles. Mes frères ados préféraient le gravier ou l’herbe à côté.
Vous l’avez peut-être remarqué, le défaut majeur de ce type de chemin d’acier c’est que des trains l’utilisent ! Le premier qui voyait le train criait aussitôt aux autres : « Un train ! » Tout le monde se tassait et personne ne faisait la blague de crier au train pour rien. Ça ne se faisait pas ! Le chemin le plus direct passait par le pont ferroviaire. Par contre, juste avant que le pont ne rejoigne la rive de béton qui l’accueillait de l’autre côté de la rivière Magog, on passait par-dessus la balustrade et on rejoignait la rive en descendant suspendu à une clôture… Ça ne devait pas être assez compliqué de suivre les rails. Peut-être un test de bravoure ?… Et là, on arrivait à la plage Jacques-Cartier où on essayait de se faire bronzer sans se mouiller. Car aucun de nous n’était amateur de sports nautiques ou d’une simple baignade. On était juste une gang de ti-gars qui s’accaparait une table à pique-nique et un bout de gazon. On avait un petit lunch : un sandwich chacun : deux tranches de pain, un morceau de pain de viande en conserve genre Kam badigeonnée de moutarde, et une grosse canne de pêches en morceaux pour la gang ! Je n’ai vu ma première vraie pêche que quelques années plus tard. J’ai alors compris que ce fruit poussait dans les arbres et non dans les conserves.
Nous étions des rustres de la campagne, des mal dégrossis, un peu taillés à la hache de notre père bûcheron ! Mes frères faisaient des blagues grossières sur les filles qui passaient, puis, sans se rappeler qu’ils les avaient insultées la fois d’avant, tentaient de les inviter à s’asseoir avec eux lorsqu’elles retournaient à la plage. J’étais partagé entre la fierté d’être avec mes frères et la honte d’être avec mes frères.
Vol de chocolat

Et le petit gars de six ans avait oublié qu’il se produisait quelque chose d’important ce jour-là. J’allais avoir ma première paire d’espadrilles. Je délaissais les grosses bottines brunes laides et orthopédiques qui semblaient avoir pour seul but de me faire marcher comme un canard, les pieds écartés. Mes chaussures avaient toujours l’air d’être du mauvais pied.
Ma mère m’attendait au bas de notre immeuble. Elle nous avait probablement vus de loin et avait descendu les trois étages pour en faire un événement public. Un peu pour placoter avec les femmes qui passaient. Ma mère aimait placoter. Elle disait à toutes : mon dernier lâche ses bottines orthopédiques aujourd’hui. Il se ramassa quelques mères et enfants pour assister à l’événement heureux.
— Envoye icitte toé ! cria ma mère dès qu’elle sut que je pouvais l’entendre.
J’accélérai le pas à la hauteur de ma curiosité, car je voyais bien qu’il y avait quelque chose à côté d’elle. Des espadrilles ! Je fis mes derniers pas dans des bottines orthopédiques avec dignité, la tête haute, marchant lentement parce que j’étais fatigué.
— Enlève ça, ces bottines-là ! ordonna-t-elle.
Et je m’assois dans l’escalier, me déchausse prestement. Elle s’amusa cruellement à placer un long silence qui crée le malaise.
— Ça va te prendre quelque chose dans les pieds maintenant.
Je regardai les espadrilles avec envie et découragement, ne sachant si elles m’étaient destinées.
— Essaye ça !
Elles étaient pour moi. Je me suis immédiatement demandé qui les avait portées avant moi ? C’était des espadrilles en tissu noir avec des semelles en caoutchouc. Je les laçai et fis bien attention de faire une belle boucle.
— Merci, maman !
— T’as rien remarqué ?
— Quoi ?
— Sont neuves !
— Merci encore plus, d’abord !
Je me levai et sentis mon pied léger. Un couloir de vingt mètres s’ouvrit devant

Notice biographique :

« Né à Victoriaville dans un garage où sa famille habitait, l’école fut la seule constante de son enfance troublée. Malgré ses origines modestes, où la culture était un luxe hors d’atteinte, Denis a obtenu un bac en sociologie. Enchaînant les petits emplois d’agent de sécurité ou de caissier de dépanneur, il publia son premier ouvrage chez Louise Courteau en 1982 :La lumière différente, un conte fantastique pour enfants. Il est un ardent militant d’Amnistie Internationale et un rédacteur régulier dans des journaux universitaires et communautaires. Finalement, après plusieurs manuscrits non publiés, il publiera chez LÉR Les chroniques du jeune Houdini. D’autres romans sont en chantier… »