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[note de lecture] Christian Hubin, "Rouleaux", par Laurent Albarracin

Par Florence Trocmé

Rouleaux-de-christian-hubin À l’origine et au cœur de la poésie de Christian Hubin et de sa difficulté, une révolte, une révolte ontologique. Pour ce poète, il semble que l’être est assignation, insupportable assignation à résidence de ce qui est dans ce que c’est : « Imposture de tout ce qui reste tel, saturé par sa signification. »  
 
Comment écrire contre l’être, contre le carcan de l’être ? Le poème est cette parole qui cherche à désincarcérer l’être de l’être. Par quelles figures le poème peut-il interrompre cette automaticité identitaire de ce qui est ? Comment échapper aux chaînes logiques du sens ? En assumant syntaxiquement cette rupture. En privilégiant l’intransitivité du verbe lorsqu’on s’attendrait à un emploi transitif par exemple. En faisant advenir dans la phrase même le manque plutôt que le plein, l’élision comme allusion à ce qui fait problème dans l’être (et qui est le trop-plein de l’identité) : « Laissons-nous, aux meilleurs moments, nous laver de l’identité. Laissons-nous, émus, nous en remettre. » Point. Point ?! Mais la phrase logiquement n’est pas terminée ! « Nous en remettre » à quoi ? Le fragment ne le dit pas, parce que le suspens est justement ce qui nous en remontre, ce qui nous remet d’aplomb là où la clôture du sens n’aurait fait que décevoir l’impulsion première. Chez Hubin, l’interruption de la phrase fonctionne ainsi comme une coupe syntaxique, comme une prosodie purement grammaticale et sauvage, comme rejet d’un vers invisible au sein de la prose. Il semble que la phrase s’interrompt parce qu’elle rencontre soudain dans le réel la face biseautée du poème.  
 
Le poème n’est pas ce qui viendrait pourvoir le monde d’une signification, ce qui viendrait le nantir d’un sens, mais ce qui permet de rencontrer « le monde encore au dépourvu, contenu sans lui. » C’est une poésie qui vise non à la plénitude mais à faire le vide (un vide sanitaire, un vide salubre en tout cas), qui cherche à conserver le manque comme gage de la réalité du réel, une poésie qui favorise non l’obtention mais l’abstention, qui préfère le chemin d’accès à l’accès, qui privilégie le détour, la suspension, l’amoindrissement plutôt que la réponse.  
Il y a une sorte d’ajournement permanent de la langue, chez Christian Hubin, de procrastination de l’énonciation. Elle s’obtient souvent par des ajouts de prépositions (le mot par est l’une des préférées) sans que celles-ci ne renvoient à rien et qui viennent diluer le sens dans une sorte d’avenir incertain : « Pour que, par amuïssement, par altération inouïe, moirée. » Tout se passe comme si tronquer la phrase, l’amputer de sa fin et de ses attendus logiques, était une manière pour le poète de mimer l’insignifiance du monde, son indéfini étirement en lui-même. Le monde et le langage sont en effet inconciliables. Là où le langage clôt, assigne, délimite, le monde au contraire se situe dans une perpétuelle antécédence, se libère du langage par retour forcené à un en-deçà du langage. Le monde échappe. Seul le langage qui ajourne est efficace pour rendre compte de cette échappée du monde : « Bave que fait scintiller le retard. L’univers est une minuscule embardée. » Le réel est ce qui résiste. Le poème doit résister, lui aussi, pour parler du réel. Son illisibilité serait l’équivalent de la « retenue qu’opposerait le monde à ce qui s’en dit ».  
 
La difficulté qu’il y a à commenter l’écriture de Hubin rencontre une méfiance chez lui envers la possibilité même du commentaire et de la glose : « Surestimation de l’herméneutique. Ce qu’on veut savoir ne veut pas savoir ». Par nature le réel est incompatible avec le discours et le poème avec son commentaire. La position de Hubin serait de ce point de vue presque anticolonialiste, si l’on peut dire cela d’un poème qui se refuserait à conquérir un réel indigène, exogène : le poème lutte contre le logocentrisme du poème. Il s’agit de chercher à conférer au poème l’antécédence du monde et non d’attribuer au monde les caractères du poème, sa poéticité, son lyrisme. Bien plus fort est le poème qui réalise la réalité du réel (qui retrouve par des ruptures de sens son extériorité, son âpreté, sa rugosité) que le poème qui poétise, qui rend le réel ductile et assimilable. « La parole n’est que pour n’avoir pas encore lieu ». « Nous ne parlons que le futur aîné.» Là est toute la difficulté de la poésie de Hubin, son défi : se tenir au lieu qui précède la parole, prêter à ce qui est une antériorité toujours à venir, irrésolue, jamais satisfaite. Non rendre compte de la présence du monde mais d’une préséance en lui qui congédie la parole comme intrinsèquement indigne à cause de ses si détestables « ressources et enflures, ses abcès de fixation ». Un poème qui parviendrait à ne pas enclore le réel dans une parole sur le réel, un poème du réel-avant-le-poème, de l’être avant son incarcération en soi, tel semble être l’un des vœux qui s’expriment dans ce traité de poétique paradoxale et révoltée que constituent ces Rouleaux.  
 
[Laurent Albarracin] 
 
 
Christian Hubin, Rouleaux, éditions L’Étoile des limites, 2015 
 


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