17. Échecs
17. 1. Ici ma proposition de traduction du deuxième chant (le premier chant était ici).
17. 2. Ce deuxième chant, intitulé « Une partie d’échecs », est semble-t-il un triptyque, dont le tableau central (voir # 13 à # 15) est composé d’un dialogue entre un homme et une femme, le premier volet (#11 et # 12) la description d’une reine en son palais, et le troisième (# 16) le récit, fait dans un pub, des aventures d’Albert et Lil. Si les narrateurs, comme les protagonistes, en changent, un même thème traverse, de manière souterraine, ces passages : le conflit entre l’homme et la femme, ou plus précisément la sexualité comme enjeu des relations conflictuelles entre les sexes. Plus précisément encore – et c’est ici que cela se complique – il semble s’agir pour Eliot de mettre en tension la langue, le langage, le dire, d’une part et la sexualité (comme problème, comme enjeu des relations conflictuelles entre les sexes) d’autre part.
17. 2. 1. Ainsi, dans le premier de ces trois passages, une reine apparaît sur son trône, au milieu de statues de Cupidon. À côté d’elle, sur un mur, un tableau représente le viol de Philomèle et sa métamorphose en rossignol – symbole du poète. Alors que ce tableau et la pièce où ils se trouvent se renversent ou basculent l’un dans l’autre, les cheveux de la reine se transforment en mots.
17. 2. 2. Le panneau central du triptyque est un dialogue (de sourds) entre une femme hystérique (qu’on a pu identifier comme la femme d’Eliot) et un homme (structurellement placé en situation de narrateur). Mettant en contraste non seulement le masculin et le féminin, mais aussi l’intériorité et l’extériorité ou le classique et le moderne, le passage est caractérisé par une langue assez pauvre et répétitive. Moment négatif, mise en scène du néant, figuration du rien, il semble – par sa forme même de dialogue impossible – mettre en évidence, ou plutôt jouer (il se clôt sur une invitation à une partie d’échecs) l’incommunication des êtres. À mots couverts, l’interlocutrice menace (ou propose) de courir dehors rejoindre les prostituées.
17. 2. 3. Dans le troisième fragment, ce qu’on imagine être une narratrice rapporte la conversation qu’elle a eue avec une certaine Lil, pour la convaincre d’accepter de coucher avec son mari au moment de son retour du front. Lil, âgée seulement de trente-et-un an, est une femme bien abimée, notamment par ses accouchements et ses avortements.
17. 3. Mais sans doute est-ce maladroit de mettre en évidence les points communs (nous fûmes comme dressés à l’idée qu’un texte doive être compris ; que comprendre un texte c’est le synthétiser en une idée), et peut-être faudrait-il plutôt souligner les lignes de fuites et les divergences qui font de ce second chant un véritablement champ de bataille herméneutique.
17. 3. 1. Peut-il exister un genre des textes « champs de bataille » (la « poésie contemporaine ») ? Et un champ de bataille peut-il avoir une identité propre, ou tous les champs de bataille ne sont-ils que chaos ? Pour le savoir, il faut, sans doute, le décrire. Mais si je parviens, enfin, à décrire The Waste Land, à quoi serais-je avancé ?
17. 3. 2. Un champ de bataille ou… une partie d’échecs.
17. 4. D’ailleurs qu’en est-il des échecs ?
17. 4. 1. C’est le titre de ce second chant ; on se souvient que le protagoniste du premier volet est une reine (pièce principale des échecs), que le dialogue se concluait sur une invitation à jouer aux échecs, et que la narratrice de l’histoire de Lil mentionnait une partie de Gammon. C’est sans doute les trois seuls éléments objectifs que l’on peut souligner – un par pan du triptyque.
17. 4. 2. J’ai par ailleurs émis (en 11. 4.) l’hypothèse que la partie d’échecs pouvait être considérée comme le schème noétique d’une pensée par coups. Selon cette hypothèse, le texte serait lui-même le plateau sur lequel jouent l’auteur et le lecteur. Mais je ne sais pas bien comment faire travailler cette hypothèse dans le détail.
17. 5. Outre les rapprochements et les divergences des thèmes, les trois passages sont caractérisés par la mise en relation de quelques grandes œuvres, nommés explicitement dans le corps du texte, ou en note autographe : le premier passage renvoie à l’Énéide de Virgile et aux Métamorphoses d’Ovide, le second à John Webster et Shakespeare, le dernier à Shakespeare seul.
17. 5. 1. Dans son célèbre article « La Tradition et le talent individuel », dont on peut trouver un extrait ici, Eliot écrivait : « Aucun poète, aucun artiste, dans quelque art que ce soit, n'a son sens complet par lui-même. Le comprendre, l'estimer, c'est estimer ses rapports avec les poètes et les artistes du passé. On ne peut pas le juger tout seul ; il faut le mettre, pour l'opposer ou le comparer, au milieu des morts. J'entends ceci comme un principe de critique, non pas simplement historique, mais esthétique. »
17. 5. 2. Pour comprendre l’acharnement avec lequel Eliot souligne ces références, et adapter les principes de ma traduction à l’effort du texte, j’ai avancé, comme hypothèse (dans le # 15), que le sens semblait n’être (ou faisait tout pour n’être) ni dans le poème, ni dans le rapport du poème au lecteur, mais dans l’aller-retour entre le texte et un autre texte.
17. 5. 2. 1. Comment comprendre, sinon, cette importance des « sous-textes » ? Partant sans doute du postulat réaliste qu’on ne peut fétichiser des textes (qui ne sont au bout du compte que des traces noires sur des pages blanches, à interpréter), alors que des lecteurs et leurs structures cognitives, manifestement, existent vraiment, la théorie de la réception de l’École de Constance proposait de ne considérer de tels sous-textes que comme une culture intériorisée dans la mémoire, à travers les concepts de « répertoire » et d’« horizon d’attente » – de telle manière que le sens d’une œuvre relève toujours et quoi qu’on en dise, du rapport d’un lecteur au texte.
17. 5. 2. 2. Mais (et quoique ces théories soient parfaitement opératoires pour le genre romanesque, dont le fonctionnement repose sur l’attention linéaire du lecteur, dont on excite discrètement, le plus discrètement possible, les scénarios traditionnels enfouis de son répertoire générique) ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Car ce que j’ai maladroitement appelé le « milieu poétique » (voir # 15. 3. 2.) qu’Eliot installe sous son poème est une figure de sens particulière, qui a (semble-t-il) une forme précise, dont l’élucidation est nécessaire à la compréhension du poème et qui ne préexiste pas chez le lecteur (en tout cas pas sous forme de figure : il peut avoir lu tout Shakespeare, mais il ne peut savoir à priori qu’il a besoin ici de Shakespeare et Middleton à l’exception de tout le reste).
17. 5. 2. 3. De là, l’attitude du lecteur ne peut être la même que pour un roman ; je veux parler d’humilité. Le lecteur d’Eliot est d’abord dans un rapport d’humilité parce que sa culture ne lui sert (contrairement au roman) à rien pour comprendre (et il suffit de lire pour en faire l’expérience) : le texte se dresse comme un totem mystérieux, et ne suggère pour seule piste qu’une flèche vers deux, trois œuvres immenses – et elles aussi mystérieuses. Il ne peut s’agir de brancher son attention pour une expérience linéaire et continue. Il faut prendre tous les outils que l’on possède (et acquérir ce que l’on ne possède pas encore) et partir à l’aventure. Les textes auxquels il est fait explicitement référence ne valent alors que comme des points cardinaux. On limite les chances de se perdre – mais que cherche-t-on ?
17. 6. En général, que cherche un lecteur ?
17. 6. 1. À faire une sorte d’expérience du sens, j’imagine. Mais un lecteur de poésie ?
17. 6. 2. À faire une expérience du sens comme figure (rythme et images). Mais un lecteur d’Eliot ?
17. 6. 2. 1. Il s’agit nécessairement d’autre chose – et d’abord d’une déception : une expérience de la résistance du sens. Ensuite, dans le meilleur des cas, la construction (et il ne s’agit plus là d’expérience) d’hypothèses herméneutiques – construction paradoxale parce qu’il s’agit de fabriquer un sens qui n’est pas là (sans quoi, il n’y aurait pas besoin de le fabriquer).
17. 6. 2. 2. Et quelque chose, aussi, une expérience malgré tout : celle d’un sentiment clignotant, alternant l’enthousiasme et le désespoir, l’admiration et la détestation, l’impression de réussir, l’échec.