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[entretien] avec Jean-Paul Michel, par Matthieu Gosztola

Par Florence Trocmé

Jean-Paul Michel
" Une possibilité-limite du monde "

Entretien inédit avec Matthieu Gosztola,
à l'occasion de la parution du numéro de la revue Nu(e)
consacré à Michel, numéro dont on pourra trouver un descriptif ici.
(La biobibliographie des intervenants est visible, quant à elle, là.)
[...]

- Matthieu Gosztola : Tombe, ou plutôt monte, de " Dans la surprise de voir... " cet impératif solaire : " Osez ! Nous avons besoin de surprises pour rajeunir! ". Comment une audace peut-elle ainsi devenir en poésie cet aller à revers du temps, - du temps perçu, lui, comme le lieu tragique de la perte de nos forces ?
- Jean-Paul Michel : Sans, de loin en loin, dans la poésie comme dans tous les arts, la surprise d'une œuvre juste, forte, fraîche, capable de donner la réplique au meilleur du passé comme de requérir passionnément l'avenir, la machine symbolique ronronne. Le surgissement de telles œuvres fait date non seulement pour ce qu'elles " gardent chaleur à l'attention humaine pour les choses qui sont " (Hopkins), mais pour ce qu'en elles se maintient l'exigence du meilleur avec la tonicité souhaitable : une œuvre alors à même d'opposer des beautés durables à la décomposition et à la mort, l'entropie qui est la loi de tous les systèmes physiques. Sans ces puissances du symbolique, nous nous abandonnerions sans résistance aux fatalités de la ruine de tout. Cette faculté de résistance du poème est notre seule possible voie d'échappement, et, par là, l'humain même. Des beautés stimulantes relancent en retour les vies mortelles, freinent pour elles la fuite du sensible. Elles aident au maintien actif de notre désir. Retardent l'heure de notre résignation à la perte. En quoi elles nous gardent cette part vivifiante de disponibilité, de confiance à l'endroit de ce qui vient qui est naturellement le fait de la jeunesse. Ces attentes, nous sommes en droit de désirer les maintenir quand même, me semble-t-il, leur heure naturelle, physiologique, pourrait passer bientôt. Voilà le sens de cet encouragement lancé à des jeunes gens d'oser encore en art, dont vous avez perçu le caractère paradoxal chez un homme qui sait que, sans ces audaces nouvelles, la nuit physique bientôt serait tout.
- Matthieu Gosztola : De telles audaces pourraient-elles permettre de puiser à volonté dans " l'or du temps " ?
- Jean-Paul Michel : " L'or du temps ", c'est le don pur qui nous est fait de la merveille ; l'accueil de ce qui est dans sa splendeur, la perception de la grandeur sans égale de la vie, par-delà toutes les vicissitudes. Il faut être disponible à cette grâce, sinon même, comme il en allait pour André Breton, la vouloir activement l'objet de son plus grand désir. La bousculade quotidienne procède d'affairements à courte-vue. La voie d'une chance praticable par chacun pourrait être de laisser affluer des beautés qui, de toutes parts, nous sont jetées à brassées par la grande Semeuse, l'existence, avec une prodigalité telle que, dit Hölderlin, le malheur des poètes est plutôt celui de Tantale : il leur est donné infiniment au-delà de ce qu'ils peuvent recevoir. La poésie a pu être une voie d'accueil de cet afflux de tant de dons. Tous les arts ont déployé, dans leur disposition à cet accueil une ardeur, une ingéniosité passionnées. Je vois dans l'énergie déployée par tous les arts à cette fin, l'un des traits les plus touchants des destins humains.
- Matthieu Gosztola : Hölderlin écrit dans la première version d' Empédocle: " Il nous est venu, lui, comme un soleil nouveau / Et rayonnant [...] ". En quoi l'invention d'une forme peut-elle se confondre avec ce soleil ? Je songe notamment à ce passage de " Pour nous, la Loi " :
" Une beauté juste [...] ne nous sera donnée, comme il est juste, qu'à la condition, franchissant une nouvelle fois la limite, de la fonder à nouveau. "
- Jean-Paul Michel : Le soleil vaut ici, métaphoriquement, pour l'éclat de la totalité du visible. Dire du poème qu'il est un soleil dans le symbolique serait dire que son rayonnement, son mana, donnent chaleur et vie à ce qu'ils touchent, et, en cela ajoutent, sans fin, dans tous les arts, à nos facultés de voir, d'entendre, de penser, de vivre. Il faut prendre au sérieux ces puissances de révélation, leur force d'entraînement. Par elles des mondes s'ouvrent, par où il nous est donné d'échapper aux strictes contraintes de la vie végétative et des violences de la zoologie. Le poème y paraît en puissance de proposer des directions à nos vies, tenables, qui sait ?, pour audacieuses qu'elles puissent paraître. Il n'y va pas moins, dans des paris de cette sorte, (et comme il en allait pour Hölderlin chez Empédocle), que de la possibilité de l'humain, ou du divin, comme on voudra.

- Matthieu Gosztola : Quelle est cette " limite " qu'il faut " franchir " pour pouvoir " fonder à nouveau " une " beauté juste " ? Et par là, ouvrir à une beauté nouvelle ? Quelle est l'importance de cette " justice " du poème, dont fait état cette formule surprenante : une " beauté juste " ?- Jean-Paul Michel : Pour qu'un poème soit doté des puissances d'agrandissement de la vie que l'on a toujours attendues de tous les arts, il faut qu'il " passe outre " la clôture d'un moment du monde reçu. Cette effraction se limiterait à un maraudage sans lendemain si le poème n'était pas à même de rapporter quelque chose de ce qu'il lui aura été donné de connaître et, par là, de faire signe à son tour, pour chacun, vers une possibilité ouverte du monde. La prospection tâtonnante des mondes possibles expose un adolescent à des effractions dangereuses. Quand l'interdit est vraiment de l'interdit, il en reçoit un cuisant effet retour. Celui qui s'est aventuré jusqu'à l'épreuve de l'intenable peut le reconnaître ce qu'il est, et, par là seulement le connaître l'intenable qu'il est. C'est tout le tragique de la jeunesse (son aventure exaltante aussi, et son prix), qu'elle doive à chaque fois faire à nouveau l'entièreté de l'expérience à ses frais. Rien comme l'expérience du sans bord n'appelle avec force la mise à l'épreuve des ressources que le poème peut tourner vers l'infini de ce qui est. En quoi l'expérience seule de l'impossible, pris au sérieux, paraît à même de fonder à nouveau cette nécessité d'une possibilité-limite du monde dont tous les arts ont à charge de donner, à chaque fois neuve et forte, la figure à nouveau. - Matthieu Gosztola : En quoi l'audace dans l'écriture se confond-elle avec la réappropriation continuée de formes pertinentes (il ne s'agit pas ici seulement de leur acquisition) et n'est jamais l'abandon de toute forme, contrairement à ce que certaines écritures contemporaines prônent à foison ? - Jean-Paul Michel : L'extension du registre du sensible en quoi consiste l'une des tâches de tous les arts a tous les traits d'une exposition à ce qui vient, l'épreuve d'un " en- avant " dont la portée dépasse de beaucoup les seuls effets de chatoiement aisthésiques qui lui attirent les premiers suffrages. Une œuvre d'art se voit toujours confiée la tâche de garder actives une espérance, une confiance, une attente que l'on aura placées en elle. Cela suppose, chez elle, certaine adéquation entre l'intensité des investissements subjectifs et les formes qui lui donnent corps, certaine hardiesse dans la recherche d'une forme juste, ce qu'il faudra toujours d'audace à une espérance assez haute. - Avec le risque d'échecs cuisants aussi. La vie des formes est faite de ces passages, de ces déplacements, de ces glissements d'une forme dans une autre, dont l'histoire des arts montre tant d'exemples depuis toujours. Aucun artiste n'est jamais dispensé de cette recherche d'une justesse dans les moyens qu'il met en œuvre. Ce travail de l'art dans l'art ; cette " correction de l'art par l'art " que disait Rameau, comptent au nombre de nos premières responsabilités. On attend du poème profondeur et puissance, sensibilité, loyauté, justesse, portée. La longue durée de l'histoire des formes lui propose un vocabulaire dont il est toujours licite de relancer la part agissante. Ce pour quoi vous êtes fondé à parler de " formes pertinentes ", l'histoire des arts périmant de façon non moins vigoureuse les formes devenues caduques, qu'elle sanctionne affirmativement, avec force, la relance indéfinie des tentatives les mieux fondées, dans toutes les branches du symbolique. L'histoire des arts garde la mémoire des œuvres qui ont été en puissance d'offrir un appui à des générations nouvelles longtemps après que les groupes dans lesquelles ces œuvres ont vu le jour aient passé. Elles ont ajouté à notre ravissement, agrandi notre vie d'autant. Leur aventure, la ferveur de leur don en ont fait une composante active de notre destin le plus profond. Nous les chérissons pour le besoin que nous avons d'elles encore.
- Matthieu Gosztola : Vous écrivez : " On écrit toujours sous l'effet d'une commotion, d'une impulsion, d'une attente, mais écrire, à ce qu'il m'en est du moins apparu à l'expérience, ce n'est pas simplement céder à cette commotion. C'est lui faire face. " ( " Pour moi, dit-il, hélas, j'écris avec des ciseaux. " Via di levare). En quoi " faire face ", loin d'être seulement le credo de votre écriture, est-il indubitablement le credo de toute vie qui est vôtre ?
- Jean-Paul Michel : Pour le poème, " faire face ", c'est s'exposer à ce qui vient sans lui céder trop vite. Ce premier sens vaudrait d'ailleurs aussi bien pour toutes les œuvres de tous les arts, et même pour toute vie vivante. À chaque fois, nous tentons d'opposer à la perte quelques formes qui tiennent. En cela, et plus originairement encore, pour le poème, " faire face ", c'est " donner visage ". Le poème n'est pas le lieu passif de la déformation subie dans les mésaventures de la rencontre du dehors, mais une reconnaissance aussi de ce dehors, et notre effort pour lui donner figure. Un artiste tente de reconnaître les différentes manières, voies et déterminations du fait. Il veut en appréhender les mille facettes instables, comme, aussi, leur " répondre " avec loyauté. Il risque à leur endroit des formes en retour, lesquelles tentent de donner figure à ce qui est. Ces tâtonnements, ces échanges risqués sont aussi bien ceux de toutes les vies. De fait, toute existence m'apparaît aujourd'hui comme un poème aussi. Des plus grands. Des plus touchants et des plus beaux, quand même il n'aurait pas été reconnu par chacun comme la grande affaire d'art qu'il est, pour chacun, chaque jour. © Poezibao et les auteurs. Avril 2015.


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