Magazine Culture

Carte blanche] Mehmet Yashin, La Rencontre de Sapho et Rûmî, par Alain Mascarou

Par Florence Trocmé

Poezibao donne ici carte blanche à Alain Mascarou, co-traducteur du livre de Mehmet Yahsin, afin de mieux attirer l'attention sur le livre La rencontre de Sapho et de Rûmî, publié par le Centre international de poésie de Marseille

Un hérisson qui joue de la flûte 
 

Yashin
Leopardi a beau n’avoir retenu de Sapho que son « dernier chant », l’élégie qu’il lui consacre en répercute la plainte et en relance l’insueto gaudio, « la joie singulière ». Gabriel Levin, lui, fait résonner à la sortie du bain de vapeur la voix de Rûmî qui « fait éclater toutes les fadaises », his voice booms all moonshine. La lecture des poètes par les poètes est avant tout de l’ordre du sensible, indifférente aux clivages linguistiques comme idéologiques. Le poète chypriote Mehmet Yashin ne lit pas autrement Rûmî et Sapho, tout en s’insurgeant explicitement contre la disjonction imposée entre leurs œuvres. Un refus raisonné des « fadaises » que seraient les approches univoques, stérilisantes, jalouses, motive tout son travail, et en particulier le poème-essai que lui inspire la mise en dialogue des fragments de Sapho et de l’enseignement soufi de Rûmî. De ces textes épars, mutilés par le temps ou étouffés par les bandelettes d’une piété ombrageuse, il retrouve l’éclat, le tranchant, la brisure fraîche, la qualité de symbole, au sens propre, de tessons d’une même vérité poétique que tant d’aveuglement, d’Orient et d’Occident, s’obstine à exposer séparés : 
 
Certes la rivière est pleine de poissons 
    mais les pêcheurs s’en retournent les filets vides
  
Car si les malentendus dont souffrent ces œuvres, toujours en excès, tiennent d’abord à leur logique passionnelle, qui échappe à la plupart des « filets » philosophiques, ils résultent aussi du concept des « différences civilisationnelles » et du « couteau de l’orientalité» : ils sont entretenus par les histoires littéraires aussi bien nationales que comparatistes. 
Encore faut-il avoir la faculté d’identification nécessaire pour pressentir cette unité, la sensibilité assez affinée, un « troisième œil » assez exercé pour libérer ces œuvres de toute emprise réductrice. En effet, et c’est ici qu’intervient l’alchimie de la « rencontre » — celle de Sapho et d’Athys son amoureuse, celle de Rûmî et de Shems, son Aimé, celle de leurs œuvres imaginée par Mehmet Yashin —, cette secrète conjoncture est de l’ordre de l’immédiat, du saisissement. La vigueur de cette détermination poétique qui concilie ligne de vie, morale et création, s’affirme dès l’introduction du recueil publié par le Centre international de poésie de Marseille. Écrite après coup, lors d’une résidence d’écrivain dans cette ville, intitulée « Visible », cette ouverture reconnaît dans ce lieu l’angle d’écriture privilégié d’un fabuleux poème à trois voix : celle venue de Chypre rejoint celle de Lesbos et celle de Konya, à l’intersection des routes d’Est et d’Ouest, des circuits commerciaux, migratoires, linguistiques — comme si, rétrospectivement, le séjour de 2011 préludait au recueil publié en 2009. En sorte que le préambule rejoint les œuvres ainsi convoquées, hors temps et hors espace, tout en étant parfaitement inscriptibles, lisibles, depuis l’ici-maintenant de cette résidence temporaire, depuis ce Marseille qui en retour se voit restituer son pouvoir unique d’attraction, ordures à ciel ouvert et miroitement céleste sur la mer — autant de signes d’un accord sensoriel, sensuel, qui en font l’idéale chambre d’amour et de lecture.
 
Aussi ce nouveau recueil de 2014, hommage passionné rendu à une ville et au lyrisme, que son thème et son occasion placent doublement sous le signe de l’instant favorable, apparaît-il comme une œuvre originale à plus d’un titre. Par sa traduction, qui ne reprend qu’une section du recueil de 2009, et récrit un ou deux passages en fonction du lecteur français. Par sa composition fuguée, une suite de variations sur le caractère à la fois unique et répétitif de l’évènement, dont ne peut ni raconter l’histoire ni l’achever. Elles accentuent tantôt le foudroiement de l’expérience amoureuse (la rencontre, les figures de l’attente, de la séparation, la trahison d’Athys, le meurtre de Shems), tantôt la fusion, l’accomplissement, l’Un, 
 
   ce ruban de lumière argentée venant des profondeurs de l’univers et qui relie  le cœur au cœur  
 
De leur alternance naît un tournoiement de reflets autour de l’image du « miroir-racine », qui constitue l’axe du recueil. À cette tension vers le centre contribue l’architecture de ce mince livre, conçue comme une suite de perspectives donnant sur la scène de la rencontre — « dans ton regard, les rideaux s’ouvrent d’un lieu vers d’autres » : le diptyque initial, où se trouve cette indication, le développement poétique avec pour chacune de ses dix variations l’agencement poème original /poèmes cités /commentaire intersticiel qui inclut en forme de prose le texte du poème original, les notes en fin de volume, qui peuvent aussi se lire comme un ensemble à part. Ainsi est ménagée à la lecture une circulation (qui rappellera au lecteur de Mehmet Yashin l’articulation en dédale de son premier roman, Soydaşınız Balık Burcu (Votre Compatriote du Signe Poissons), significative alors d’une impasse identitaire). Par sa discontinuité, un tel « cache-cache dans les pièces en enfilade » se joue de tout discours clos. En revanche, il rend perceptible l’unité dans tel entrecroisement des distiques de Sapho et de Rûmî, et dans l’accompagnement, qui tantôt prose tantôt poème, en éprouve le saisissement. Il ne s’agit pas d’expliciter ces extraits, ni de les paraphraser. De cette lecture comme intérieure à ces fragments, qui en éprouve la secousse émotive, témoigne particulièrement « Invisible », le texte qui fait écho à « Visible », au seuil du livre.
« Invisible », le titre est paradoxal, pour des descriptions de la miniature illustrant la rencontre de Shems et de Rûmî et du portrait de Sapho sur un vase. En fait, il s’agit d’un exercice d’empathie (l’un des premiers recueils du poète s’intitule Pathos). D’une part, les éléments de la nature, comme les objets, ressentent dans leurs mouvements le charme qui émane de ces silhouettes, de leur présence — les « cordes de la lyre s’unissent aux plis du vêtement » de Sapho ; autour de Shems et de Rûmî, tout est frémissement, les branches des arbres, les turbans noués. De ces figures afflue un espace à l’unisson duquel tout vibre. La réaction de celui qui voit s’assimile à cette participation représentée ; il inscrit ainsi dans le texte son adhésion en tant que personne à part entière, non pas celle de l’auteur, mais celle créée par le retentissement en lui de ces scènes. Et c’est encore par une sensation de mouvement qu’est signifiée cette émergence, qu’indique tout au long du recueil la récurrence d’ « aile », « ailer », en un réseau poursuivant l’élan des mains de Rûmî vers Shems ou des pieds de Sapho vers qui recevra sa lyre : les ombres s’ailent, « chaque chose s’aile vers la lumière », comme « le cheval blanc » du récit mystique est « ailé ». La « rencontre » tisse ces échos, qui prolongent l’œuvre antérieure de Mehmet Yashin, en particulier L’Oiseau Orange (Turuncu Kuş, 2007), où apparaît la « Troisième personne » (en turc elle est épicène grammaticalement). Elle préfigure le postulat sensible et métaphysique du présent recueil : « Il y a en réalité un(e) seul(e) Toi : Lui (Elle) » — « Troisième personne » qui est aussi le corps même du poème, corps euphorique, fêté, dansant, d’une lecture, d’une pensée, d’une écriture.
 
C’est ce climat de rêverie lucide, d’affleurement de la présence — «le toucher d’un ange » —, de griserie en éveil, que la rencontre instaure et que disent aussi bien les apologues, les aphorismes, les « symboles somnambules » circulant entre magie et quotidien, tel le hérisson à la science intuitive « qui joue de la flûte », le chat qui s’en va tout seul et « s’en retourne vers la forêt », ou la lessive qui se balance en rêvant des corps qu’elle a vêtus. Et la tension de ces appels, qui traversent le recueil de Mehmet Yashin, est certes liée au sentiment d’un manque, d’une discontinuité constitutive, probante, dans la mesure où la rencontre amoureuse ici célébrée est de l’ordre de l’instant et de l’intemporel. L’image ne peut arrêter un sens, elle est maintenue dans une pénombre qui laisse seulement deviner la clarté : 
 
maintenant je me suis tu… La poésie a rougi 
de parler face à la beauté. 
 
Et il en résulte une poétique de l’image abstraite, allégée de toute intention didactique, par là-même pourvue de ce seul halo sémantique qui lui donne une réalité en tant qu’image. Mais du coup, ce lyrisme épuré, critique, peut dévoiler la correspondance entre les écrits de Sapho et Rûmî, en justifier le rapprochement par une création en phase avec la leur, et qui en ravive la brûlure. Autrement dit, l’invention verbale est à elle-même concluante : si elle ne s’y réduit pas, elle laisse toutefois deviner le fil rouge d’une expérience psychique, métaphysique, épidermique, qui assimile l’agent au patient, le caché à l’évident, la lumière intérieure à la clarté extérieure. De plus l’affinité de vision ainsi perceptible n’est pas séparable de la particulière sensibilité du poète de Chypre à l’intimité des langues, grecque, turque, persane. Cela est avéré par le réemploi d’un lexique repérable chez ses deux ascendants majeurs. Le titre de la variation centrale, Kökayna, accole les mots ayna,« miroir » et kök,« racine » — une création linguistique qui renvoie à une constellation d’autres mots composés associant langue, miroir, cœur : « miroir du cœur », « langue-miroir » et « langue du cœur » (ce dernier jouant sur le double sens de dil, « cœur » en persan, la langue de Rûmî, et « langue » en turc). Or si le miroir, dans la parabole soufi, symbolise l’effacement de l’esprit absorbé dans la contemplation divine, il en décline ici les états selon le terme auquel il est associé, renvoyant, sans se fixer sur l’un ou l’autre de ces aspects, tantôt à l’intériorité (« miroir du cœur »), tantôt au poème (« langue-miroir »), tantôt à l’origine (« miroir-racine »), le dire étant la voie du retour de l’être à l’Un. Il en va comme si l’incandescence du langage amoureux le dépossédait de la retenue d’un sens qui le figerait en message.
Ainsi le poème de la rencontre crée-t-il un jeu d'échos entre les codes, les langues, les mythes ( la danse des corps, des astres, l'élévation spirituelle, l'unité cosmique) : 
L’éclair et la goutte de pluie ne faisant qu’un lorsque se heurtent les regards de ceux qui dansent face à face 
 
C’est qu’il n’est d’œuvre que dans l’appel vers d’autres œuvres, il n’est de lecture que dans la mise en dialogue de celles-ci. En cela Mehmet Yashin, dont ce recueil n’est qu’une partie d’une œuvre en cours, Amorescence, affirme plus fermement encore sa volonté d’inscription par la traduction, l’essai, le poème dans un Levant dont les mutilations, le démembrement, rendent aujourd’hui de plus en plus nécessaire le rayonnement.
 
[Alain Mascarou] 
 
Note : La citation de Gabriel Levin est tirée de Ostraca, traduction d’Emmanuel Moses, Le Bruit du Temps, 2010. 
 
 
Mehmet Yashin, La Rencontre de Sapho et Rûmî, traduit du turc par Asli Aktug et Alain Mascarou, « Le Refuge », CipM/Spectres Familiers, 2014.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines