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Count Basie au Savoy par Alain Bosquet

Publié le 11 mai 2015 par Assurbanipal

Anatole Bisk dit Alain Bosquet (1919-1998).

Son roman autobiographique " Les fêtes cruelles " (1984) raconte sa vie de 1940 à 1951.

Né à Odessa, avec des ascendances juives, cet étudiant belge en philologie romane à la Sorbonne se retrouve enrôlé dans l'armée belge en France. La Belgique se rend sans qu'il ait combattu. Il s'engage alors dans l'armée française qui se rend de même. Il entre alors en relation avec les premiers réseaux gaullistes de résistance à Montpellier et envoie des Belges à Londres combattre pour la France libre. En 1942, avec ses parents, il part pour Oran puis pour New York.

A New York, il découvre le Jazz pour de vrai, comme disent les enfants.

Je cède la parole à Alain Bosquet:

" Ma logeuse a beau m'avertir des dangers que je courrai seul au milieu des Noirs, je ne saurais l'écouter. La ligne IRT du métro me dépose à la 125e Rue; je vais à pied au Savoy que je sais être le temple du jazz le plus trépidant du monde. Des grands corps souples et agiles s'étonnent de ma présence insolite, mais me laissent poursuivre ma promenade; sans doute suis je trop jeune pour quelque mauvais coup qui ne rapporterait que quelques dollars, une montre, des chaussures. Les filles sur le seuil de leur maison ont des attitudes plus aguichantes: au premier étage, je pourrais goûter à leur peau, moyennant ce que contiennent mes poches, à moins qu'un frère aîné ne subtilise mes vêtements, caleçon compris, juste avant l'acte sexuel. Suis-je raciste, à cause de l'hostilité des regards, qui traduisent à l'endroit du garçon blanc un mépris sans vergogne?

Count BasieJ'accepte le marché. Deux clarinettes font les échassiers qui se hissent sur un baobab puis, comme emportées par leurs propres stridences, soudain retombent à la manière d'un météore dans un étang. A peine se désintègrent-elles qu'un xylophone se met à sursauter, comme un beffroi aux clochettes aiguës et virevoltantes, tandis que le piano recueille, sur chaque touche, des doigts élastiques, des pouces recroquevillés, une paume prompte à la caresse, des gouttes de sueur tombées d'un front en plein affolement. Balayé d'un auriculaire, le clavier frissonne et se fait miaulant, ce que ne saurait admettre le violon, dont le métier est précisément d'imiter les chats les plus irascibles. Les trombones geignards parlent de droits et de devoirs; il ne faut pas se dévêtir de son squelette à chaque syncope, mais proclamer l'orgueil du peuple noir à pleurer son destin, non point pour l'améliorer: pour soulager une âme trop lourde, trop belle, trop invisible. Les tambours annoncent, c'est fatal, l'heure de la naissance qui coïncide avec celle de la mort et de la résurrection; la musique de jazz est affaire d'exécution fatale ou d'accouchement. Le saxophone se love en lui même, exhibe une gueule de python ou de boa constrictor, se glisse sous l'épiderme d'un autre instrument, en ressort, perd une écaille, siffle et regrette, en une longue lamentation, de ne pouvoir injecter son poison à ses ennemis, le basson et le hautbois. Après cette cérémonie, j'aspire à un jazz plus intime et, en quelque sorte, moins physique: je préfère, dans mon ignorance, les variations d'un - Ces nègres! C'est de notre faute: nous les avons importés d'Afrique. Nous voilà tous réunis pour le meilleur et pour le pire. Tu reprends le même? -Merci, monsieur. Duke Ellington- On ne dit pas merci, on boit! Tu viens d'où? - La Belgique? - Quelle partie de la France ce coin là? L'Europe, ici, on confond. - Au sud des Pays-Bas, monsieur. - Jamais entendu parler. Tu t'appelles? - Anatole, content de te connaître. Tu veux autre chose? - J'en suis au quatrième, alors! Des applaudissements éclatent: Fats Waller, ventre en avant, doigts boudinés, cou immense, mâchoires herculéennes, s'empare du piano comme d'un sac de pommes de terre, le soulève, le cale contre une jambe et se met à marteler une pédale de l'autre. Comme au Savoy, l'assistance, à peine plus retenue, se met à tanguer, qui sur une chaise, qui entre deux lampes tamisées; hommes et femmes se dévisagent, l'alcool de la musique leur permettant, comme le porto et le gin, d'échanger des soupirs rauques ou des serments torrides, sans que personne ne songe à la discutable sincérité des propos. Des mains disparaissent sous les nappes et d'autres, crispées, se tendent vers des corsages gonflés à se rompre. Jack murmure: - Le jazz, c'est un préservatif: fait pour l'amour et empêchant le vrai. Marié? aux déchirements impudiques d'un That's all, folks! Louis Armstrong ou d'un Cab Calloway. Ce soir, Pee Wee Russell, accompagné de quelques musiciens obscurs, organise un jam session, chez Jimmy Ryan's, à la 52e rue. Bien avant l'improvisation collective, tous les tabourets du bar, face aux bouteilles de scotch, de rhum et de gin, sont occupés. Je me faufile entre deux spectateurs qui debout, ont posé devant eux leur menue monnaie, afin de prouver au barman qu'ils ont de quoi régler leur boisson. Une flûte se promène dans la semi-obscurité comme pour se donner une fraîcheur champêtre, en évoquant des sous-bois, des sylphes, des nains gambadeurs. L'élégie se prolonge par l'intervention du saxhorn alto: gare aux chasseurs qui approchent et aux policiers qui traquent dans les blés les fuyards d'un bagne impitoyable! Le principe de l'improvisation comporte celui de la cacophonie délibérée; aussi, après les sons idylliques, convient-il d'en émettre qui soient plus taquins, plus âpres, plus irritants. Une mailloche effleure une caisse claire et lui soutire une sorte de plainte canine, tandis qu'une timbale répond à un banjo, le flageolet, mutin et pervers, se moquant de leurs accords imprévus. La guitare électrique, en son luxe vert et mauve, balaie ce peuple d'instruments qu'elle juge vétustes et, pareille à un orgue, soumet les notes à un naufrage bruyant. Mon voisin avale le reste de son verre, inspecte le mien et, ses yeux d'Irlandais ou de Suédois sur une bouteille de whisky vieille de 16 ans, proclame: règne en maître dans la salle.On daigne me vendre un billet d'entrée, et je me tiens coi derrière une colonne, par respect pour un spectacle en tout point religieux; je me sens rassuré en découvrant ci et là, à l'orchestre, cinq ou six hommes au visage blême comme moi. Un Noir très élégant, d'une cinquantaine d'années, s'approche: " Te sens gêné? Personne pour t'accompagner? Pour un dollar, je te protège, frère. Six pieds de haut, personne n'osera te toucher, et mes muscles sont en acier. "

- Le nom, c'est Jack.

Pour écrire dans un journal gaulliste à New York, Anatole Bisk devint Alain Bosquet. Il fut ensuite officier de renseignement de l'armée américaine, détermina les objectifs des bombardements en Normandie pour le D Day, suivit l'avancée de l'US Army jusqu'en Allemagne, fut un des premiers témoins du camp de Buchenwald, devint interprète officiel en français, anglais, allemand, russe de l'armée américaine,trafiqua joyeusement dans l'Allemagne occupée, forniqua tout aussi joyeusement avec les Allemandes et laissa tout tomber en 1951 pour revenir à Paris comme écrivain et critique littéraire. Bref, de 21 à 32 ans, il vécut plusieurs vies, échappant à la mort par insouciance.


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