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(Entretien) avec Serge Martin, par Yann Miralles 1/3

Par Florence Trocmé

Serge Ritman, « tout l'indéchirable de dire », 1/3 
 
« le livre des jours sans compter » (p. 14) 

 
Yann Miralles :
Ce qui frappe d'emblée, avec Tu pars, je vacille, c'est l'ambition et la densité de l'ensemble. Voilà presque deux cents pages où le texte, mêlant vers et proses (que tu refuses d'opposer, car « la diction de l'âme fait tes résonances ici / et les tensions au maximum des vers en proses », p. 162, et tu parles de « proser / nos vers », p. 169), comme mixant anecdotes (les noms de lieux sont fréquents, ainsi qu'un ton qui rapproche souvent ce poème de la circonstance : « toutes les circonstances du poème / riment », p. 111) et passages spéculatifs ; voilà donc presque deux cents pages où le texte, malgré les variations (et parfois des passages déjà parus de manière autonome), semble écrit d'un seul tenant et « tout d'un souffle » (p. 110) ! J'aimerais donc savoir, tout simplement, comment ce livre s'est écrit, quelles en sont les « conditions de fabrication ». Car l'image qui ressort du « sujet écrivant » ici est bien celle d'une personne sans cesse attelée à noter, commenter, repasser les événements vécus... comme écrivant continuellement dans les interlignes des textes lus (on sait par ailleurs ton activité d'universitaire) ou dans la marge des jours... 
 
Serge Martin : Un grand merci Yann pour ta lecture et cette attention que tu sais porter à ce qui fait tenir un livre. Je crois que tu vises juste concernant la fièvre – et donc un certain pathos sur lequel il me faudra revenir – d’une écriture intense comme recherche de l’intensité des jours. Sans oublier les nuits de ces jours puisque tu sais comme je suis attaché aux nocturnes, non « musiques pour la nuit » comme ceux de Chopin mais poèmes « pour la nuit » parce que « l’obscur travaille » comme titrait Meschonnic (« l’obscur / travaille ma lumière / des formes que je ne comprends pas / me traversent / et je me mets à lire / des lettres que je ne comprends pas / alors je commence / à voir clair » (p. 15, Arfuyen, 2011). Et ce livre vient après Claire la nuit (L’atelier du grand tétras, 2011) qui portait en exergue cette phrase de Bernanos : « ‘Jusqu’à ce que la lumière revienne, disait-elle, et déjà pourtant elle ne l’attendait plus, c’était la nuit qu’elle défiait de son regard patient : la nuit, le vide, la chute, ce glissement rapide et doux ». Déjà ces deux lectures indiquent la tension nocturne qui travaille l’écriture entre le labeur souvent inconscient et le lâcher-prise souvent organisé d’un non-savoir actif. Alors, oui, ce livre vient d’un moment de fièvre, d’une hausse de température dans les jours, d’un été du vivre qui a pu toucher à ce qui est dangereux, au vertige du vacillement quand les barres d’appui se dérobent ou quand l’aveuglement nous fait avancer dans l’inconnu comme écrivait Ingeborg Bachmann : « Je ne faisais que courir, ivre, à travers cette nuit, à la rencontre de la nuit profonde ». Donc, oui, ce livre a été écrit dans un souffle, celui d’une course essoufflée. Mais ce souffle, ou plutôt cet essoufflement car je préfère cette notion à la première qui perd souvent sa valeur d’activité pour qu’on lui préfère celle d’origine (la fameuse « inspiration »), donc cet essoufflement est aussi celui d’un corps (corps-langage) buriné, du moins travaillé depuis longtemps par l’emportement, c’est-à-dire ce mouvement de la rime de tout qui fait relation, qui fait répons – en refusant justement de se joindre au « ça rime à quoi » de l’époque, de la société, de la culture et même de la poésie…, qui répond à un élan, un « je-tu » indescriptible, impossible : une force qui vient non d’un ailleurs – je crois que je suis à cent lieues des appels du lointain (extérieur ou intérieur) qu’ils soient temporels ou géographiques quand c’est l’inconnu qui creuse le proche comme le lointain, bien sûr – mais d’un ici-maintenant qu’on ne se connaît pas au cœur même d’un ordinaire du dire, en ajoutant ce que Jean Roudaut a récemment signalé : « Rien n’a de vérité en dehors de la confiance faite à un élan » (Vu d’ici, la Baconnière, 2014) où « la vérité » c’est justement l’éthique d’une parole, non un dire le vrai mais un dire vrai, un je-tu-ici-maintenant pour forcer la fameuse formule d’Émile Benveniste, un trans-subjectif en acte d’intersubjectivité, un « uni-personnel » rendu « omnipersonnel » (Problèmes de linguistique générale, 2, 1974, p. 77).  
Ceci dit, le problème de l’écriture de ce livre en regard des livres précédents, c’est justement que celle-ci aurait tenu le paradoxe d’un emportement qui depuis longtemps me tire au milieu des tensions de la vie de chaque jour – mon premier livre Rossignols & rouges-gorges intégrait entre autres le portrait d’une de mes élèves juste avant le finale qui associe les présences concrètes de l’amour et le fascisme cravaté : « (elle n’est toujours pas domptée) » puis « (défaites avec coupures de courant) » – et donc qui a façonné les mélanges de l’écriture depuis une bonne trentaine d’années (significativement Claire la nuit s’achève sur « il y a mélanges et mélanges ou comment (dés)accorder le tu pour trouver la relation »), sans trouver toujours le continu d’éclats tiraillés entre l’essai et l’évocation, l’adresse et le soliloque, la citation et la voix, etc., et d’un emportement qui, un été (à la fois saison de vie et d’écriture), a tout emporté dans des carnets et correspondances puis dans un livre remis sur le chantier maintes fois mais dont l’essoufflement a enfin – je l’espère – poursuivi ou plutôt tenu son air (je pense à la fois à la lettre R et à ce que Proust signalait à la toute fin du Contre Sainte-Beuve : « Les belles choses que nous écrivons si nous avons du talent sont en nous, indistinctes, comme le souvenir d’un air, qui nous charme sans que nous puissions en retrouver le contour, le fredonner, ni même en donner un dessin quantitatif, dire s’il y a des pauses, des suites de notes rapides » et tout ce qui suit jusqu’à la fin : « Et personne ne saura jamais, pas même soi-même, l’air qui vous poursuivait de son rythme insaisissable et délicieux »). Comme je n’en sais rien, à vrai dire, je me contente de croire que le titre, comme s’il ramassait le livre-poème, tient tout dans une durée interminable et surtout maintient l’élan, la rime en je-tu (et les deux consonnes graves labiales /p/ et /v/), à la manière dont Gherasim Luca, au début de L’Inventeur de l’amour (Corti, 1994), parle de sa « démarche incertaine » : « Comme le funambule / suspendu à son ombrelle // je m’accroche / à mon propre déséquilibre // Je connais par cœur / ces chemins inconnus / je peux les parcourir / les yeux fermés » : tu pars, je vacille. Après coup, j’ai vraiment l’impression d’avoir écrit « les yeux fermés » mais en ayant cette connaissance « par cœur » (par corps !), comme élan qui fait tenir alors même que tout relève de la plus forte incertitude, d’un immense vertige.  
Disons que la différence – petite mais décisive – entre ce livre et les précédents, c’est qu’à aucun moment je n’ai pu me raccrocher à quoi que ce soit, je n’ai pu ouvrir les yeux dans le courant de l’écriture : les presque deux cents pages, et les 225 poèmes qui n’en font qu’un, font voir (vivre-dire-entendre-aimer-mourir…) « les yeux fermés ». C’est le vrai défi du poème qui est venu : infinir un été ! Trouver un infini de cet été… Qu’on ne se méprenne pas : les circonstances du vivre et de l’écrire, qui sont peut-être d’abord un (dé-)lire intense, n’y font qu’un mouvement défaisant tout le discontinu des habitudes : toutes les références qu’elles soient géographiques, climatiques, affectives, politiques, artistiques et bien évidemment livresques sont dé-faites entièrement et donc re-considérées (constellations de noms, de voix, de sensations, montages de dictions, de réénonciations) comme résonance générale dans et par le concret d’un dire qui travaille à tout faire rimer – tu sais que c’est le titre de la revue résonance générale que j’anime avec mes amis Laurent Mourey et Philippe Païni et dont le syntagme initial est emprunté à la « sonorité générale » de Péguy mais en augmentant la force de sa proposition pour y associer non seulement la force discursive mais également la force trans-subjective, la force éthique, politique et poétique, tout cela d’un seul tenant. Donc, une résonance générale qui engage un roman de rimes dans « ta bouche ce jour ». Ces derniers mots du livre resserre l’opération et, je l’espère, l’intensifie du même coup : ce livre est un baiser de bouches (et je pense à ce second verset du Chant des chants biblique dans la traduction d’Henri Meschonnic : « Il m’étanchera ma soif   avec des baisers de sa bouche   car tes jouissances sont bonnes   mieux que du vin »), un abouchement qui tient ensemble voix et vies, corps et langage, amour et histoire, présent et infini… Baiser de bouches sans cesse mis au régime d’un ressouvenir en avant, d’une reprise au sens de Kierkegaard.  
Sachant bien qu’on ne peut échapper à la bêtise et surtout que cet essai de gestes lyriques (j’emprunte la notion au dernier livre de Dominique Rabaté) ne tient que par le vacillement : l’incertitude maintenu. Aussi l’été de ce livre est-il précaire autant que jubilatoire, tenant à la fois cette mort attendue, la fin du baiser ou de tout ce qui fait le vivre, et son intensité continue, son surgissement toujours intempestif. Ce théâtre, sa fragilité et sa beauté, son tragique et son comique, le poème tente d’en répondre la résonance : les masques, ces personae, font entendre la voix de leur papier mâché, ces notes des carnets comme mastication des rêves et des paroles, ces fulgurances fiévreuses dans la notation tout aussi inquiète, ces lectures impossibles à arrêter dans la citation, ces rencontres qu’aucun compte rendu ne peut fixer et encore ces vues ou écoutes qu’aucune description ne peut cadrer ou enregistrer… Mais toujours, comme le masque qui adhère au visage et donc au corps, sous peine de ne plus résonner, il y a une adhésion à la vie dans le même mouvement de qui-perd-gagne. Tsvetaieva disait que sa spécialité c’était la vie. Mon « théâtre de bouche » (encore Luca), l’écriture donc de ce livre, tient à deux bouches vives et à tout ce qui rime en elle de revenants ou de fantômes comme Kafka le notait : « les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route »… Tout ce qui rime d’Eurydice en Orphée, de « peuples-lucioles » en éblouissements fugaces à Sangate ou ailleurs, de sans-voix, qui s’entendent dans la moindre comptine ou dans toutes les « communautés qui restent – sans régner – la ressource même » (ibid.), en voix continuée : « ta bouche ce jour », c’est tout cela, et sans compter – aussi ai-je voulu que ces 255 poèmes se donnent presque sans arrêt, sans légende, parce que tout cela décline un sans savoir, ce livre c’est, pour qui veut s’y perdre, tu pars, je vacille !  

(A suivre)
 
 


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