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(Entretien) avec Serge Martin, par Yann Miralles 2/3

Par Florence Trocmé

 
 
2ème partie de l’entretien entre Serge Martin et Yann Miralles.  
Lire ici la première partie.  

 
« jamais séparer écrire / vivre » (p. 171)
 
 

Yann Miralles : Ceci amène une question plus générale, et qui revient sans cesse, dans tes poèmes comme dans tes écrits universitaires : celle d'une « inséparation dans l'immense » (p. 168) entre écrire et vivre. On pourrait ici multiplier les citations : « tu as la voix de ta voix son grain de corps tient tout ensemble écrire vivre et l'amour la mort tu emportes » (p. 81), « tout continue et revient en autres poèmes de vivre » (p. 82), « c'est une traversée de tout par rimes-vies » (p. 138)... Pourrais-tu t'expliquer sur cette manière d'envisager le poème ? 

 
Serge Martin : J’ai comme l’impression, cher Yann, d’avoir dérapé dans ce que je viens de te dire auparavant. Tu as raison de me ramener à cette notion d’inséparation. Cela fait longtemps que je ne supporte pas le cynisme contemporain des séparations qui aboutissent à ce que l’on sait scolairement, politiquement, éthiquement : à tous les niveaux, ce sont toujours deux ordres du savoir soumis au pouvoir avec les effets de stigmatisation et de relégation dans le faire connaissance comme dans le faire société. Et ne parlons pas de la poésie reléguée à la portion congrue du culturel ! Mais les poètes trop souvent participent de ces séparations et ont une responsabilité terrible quand, sous des formes diverses et euphémisées qui toujours masquent des violences, bon nombre séparent, hiérarchisent, rangent, moquent, condamnent, ignorent, taisent la pluralité expérientielle d’un vivre continu que beaucoup essaient au quotidien : chacun est (ou non) poète de sa vie, du vivre ensemble, du connaître. Mais voilà, certains en font même une spécialité dès qu’ils atteignent quelque média ou pouvoir, même des poètes en arrivent à célébrer tous les grands partages et le premier d’entre eux – c’est apparemment infime mais tout commence là – : prose et poésie, roman et poésie sans compter l’inénarrable fond et forme ! Ils oublient ne serait-ce que Baudelaire à propos des Misérables : « poème plutôt que roman ». Remarque qui défait le partage déjà installé… mais toujours maintenu ! Le travail est donc immense et il est difficile de s’y risquer, de ne rien lâcher dès qu’on lit ou qu’on écrit : de la maternelle à l’université, comme j’aime dire car là encore il faut défaire les partages, mais aussi dans et par l’écriture-lecture, l’écrire-lire-parler. Aussi s’agit-il de s’exercer à apprendre-entendre les proses du poème et le poème des proses – j’entends par là cette « prose en action » dont parlait Pasternak (notion que j’ai explorée dans Paroles rencontres (L’atelier du grand tétras, 2013, p. 95-104). Et s’il y a des vers et non la métrique – du moins celle-ci ne peut suffire à évaluer la force du vers, c’est au plus près du mouvement de la parole dans l’écriture, en poursuivant ce que Mallarmé signalait (« les transitions d’une gamme » et « une prose délicate, nue, ajourée ») : « une invention perpétuelle du vers qui ne se fige jamais » ! C’est pourquoi je revendique ce que le même demandait au « principe » (« le Vers ») : « il emprunte, pour y aviver un sceau tous gisements épars, ignorés et flottants selon quelque richesse, et les forger ». Voilà le travail (« forger »), souvent sans boussole (le même : « en tant que d’aucun objet qui existe ») et non sans risques, qui engage à chaque instant qu’on fasse classe ou qu’on ouvre un carnet, qu’on récite à quelques-uns les essais de roman de rimes ou qu’on écoute ses lectures dans le tournis des jours, « selon quelque richesse ».  
Autre poncif qui réitère le séparé, c’est celui du figuratif et de l’abstrait ou du lyrique et de l’objectif, etc. C’est pourquoi j’aime Soutine, un grand irrégulier que d’aucuns maintenant reconnaissent comme à la fois l’héritier de Rembrandt et le précurseur de De Kooning ! Oui, et hors de toute généalogie, j’aimerais disposer côte à côte Hendrickje au bain (1654), La femme entrant dans l’eau (vers 1931) et Woman in the water (1972). Parce que ces trois expressionnistes – j’aime l’expressionisme (et donc Pasolini !), c’est-à-dire une force dans le langage, contre tous les académismes y compris contemporains – envisagent autant de transfigurations comme gestes pour voir, pas forcément mieux mais fort : pour fort-voir c’est-à-dire fort-vivre. J’aime bien une remarque incidente de Roland Barthes à propos des cures d’amaigrissement des intellectuels – mais on pourrait le dire des poètes – qui préfèrent « la langue », « l’idée » à l’embonpoint voire à la souffrance d’un corps-langage, à la vie de « l’humaine condition » (Montaigne) : « [ …] débat perpétuel avec ce corps pour lui rendre sa maigreur essentielle (imaginaire d’intellectuel : maigrir est l’acte naïf du vouloir-être intelligent) » (cf. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, Coll. « Écrivains de toujours », 1975, p. 36). Aussi, je ne veux pas séparer le bon grain de l’ivraie dans la recherche du poème : il ne s’agit pas de conserver tous les matériaux (le fétichisme des brouillons chez les poètes du blanc est hallucinant !) même si le recyclage (la reprise) de ce qui ne compte pour rien me semble une des opérations au cœur du procès poétique sans qu’aucune maîtrise ne puisse là encore venir mesurer, ordonner et en fin de compte désubjectiver ce qui n’est en rien matériau mais forme de vie inaperçue ou forme de langage inaudible. Plutôt il s’agirait d’opposer à une pratique de la synthèse, où c’est l’ordre et le statut qui l’emportent, une pratique heuristique vouée aux symptômes, aux revenances, et cherchant un imprévisible si ce n’est un impossible : utopie d’un dire, exploration de paroles possibles et donc de relations hors-champ. C’est le sens de ce départ, « tu pars », et son continu, « je vacille », n’est en rien un contre-champ mais bien plutôt un tremblement que Bernard Vargaftig savait si bien prolonger dans le moindre vers : chez lui, cette matière était toujours dans les soulèvements – pour reprendre deux de ses titres, le premier venant de Jouve et le second de Rimbaud. C’est pourquoi, je commence par un déplacement grammatical qui pose avec les italiques les deux pôles de cette matière : « tu est ta voix, ici tremble je ». Ce déplacement que tout le livre ne va cesser d’explorer est bien évidemment plus que grammatical : cette dépossession est aussi une épopée de la voix comme rapport et non comme appartenance. Il y a là une quête de gestes lyriques dans et par l’épopée de voix, au sens de la recherche d’une intensification des rapports je-tu : « s’embrassent ici, nos lèvres ». Le « ici » qui fait la reprise et le présent verbal indique bien que comme dit Tsvetaieva, « il n’y a pas de réponses / il y a des apostrophes – des résonances ». Parce que justement écrire est une forme du vivre et qu’il s’agit précisément d’y chercher-trouver ce qui peut faire tenir le vivre dans sa plus grande amplitude : oui, le poème sert à vivre. Pas à mieux ni à pire parce que ce qu’on appelle les institutions – qui sont en fait des modes d’organisation du vivre – qui devraient servir à vivre, trop souvent empêchent, réduisent, taisent des formes de vie : le poème sert à les faire voir, entendre, continuer. Pas question d’instrumentaliser le poème mais seulement de le situer là où il fait le test du vivre, là où il fait le test des institutions et parmi elles, toutes les formes culturelles du vivre – par quoi « la poésie » n’est pas un secteur du culturel, du littéraire mais un point de vue, point de voix, pour tout tenir dans le continu du vivre, du je-tu, des paroles possibles… Alors, oui, l’indéchirable fait tout le travail du poème : politique et éthique, voix et vie, tout ensemble d’un même mouvement jusque dans les silences de nos phrasés, dans les bruits de nos retenues. Tout est au régime de l’essai de recoudre, de remonter les temps ensemble, les espaces ensemble, les sujets que sont ces temps, ces espaces, ensemble. Aucun unanimisme totalisant (voire totalitaire) dans ces essais puisque ce sont chaque fois, même dans l’infime, des essais du passage des voix plurielles, dans et par la pluralité des vivants, du vivant des vies chaque fois à neuf parce qu’en passage, en relation. Pour indiquer une reprise d’impulsion à ce propos, j’ai écrit « Sa vie à elle » (Triages, anthologie, vol II, 2014) en signalant en exergue ce moment du roman Aimée de Jacques Rivière : « chaque phrase était une pente, où dès que j’avais mis le pied, je glissais ; un rapide, où j’étais entraîné ». Le poème prend le risque de cette pente – une vitesse de pensée (d’attention) au cœur des relations : travail d’écoute ou, comme chez Bonnard, travail du lumineux dans et par l’obscur (la myopie aussi) ; exactement comme chez Celan – je déteste qu’on parle à son propos d’hermétisme… et je ne provoque pas en associant ces deux noms ici : l’un et l’autre ont tellement à vivre les morts dans et par la vie et non, comme les discours culturels et les pouvoirs qui les instrumentalisent aimeraient enterrer deux fois pour laisser les morts à la mort quand leur vie continue tellement encore dans nos voix, nos gestes toujours encore.  
Ne pas séparer ce qui est indéchirable dans nos expériences, nos gestes, voilà nos poèmes – pas forcément ceux qu’on écrits mais ceux qui nous font vivre et combien existent hors-champs (tel mot – au sens de phrase adressée –, tel geste…) !  


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