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(feuilleton) Terre inculte, par Pierre Vinclair, 19, les sens

Par Florence Trocmé

n° 19. Les sens  
 

A rat crept softly through the vegetation  
Dragging its slimy belly on the bank  
While I was fishing in the dull canal  
190   On a winter evening round behind the gashouse.  
Musing upon the king my brother’s wreck  
And on the king my father’s death before him.  
White bodies naked on the low damp ground  
And bones cast in a little low dry garret,  
195   Rattled by the rat’s foot only, year to year. 
But at my back from time to time I hear  
The sound of horns and motors, which shall bring  
Sweeney to Mrs. Porter in the spring.  
O the moon shone bright on Mrs. Porter  
200   And on her daughter  
They wash their feet in soda water  
Et, O ces voix d’enfants, chantant dans la coupole! 
  
 
19. 1. Il y a, vers 187-188, un rythme qui, associé à leur objet, produit dégoût et jouissance.  
 
19. 1. 1. Le rat est une figure qui court, si j’ose dire, tout au long du poème. On l’avait rencontré, déjà, au vers 115 (voir 13. 3.). Il y était question de morts, d’ossements, du bruit des ossements.  
 
19. 1. 2. Association du rat à la mort, et à la musique, à laquelle j’ajoute une pensée pour le « rag » de # 15. Mais alors, j’avais traduit par « pop », imaginant que l’effet primait le son. Or, il apparaît maintenant que le son [rag] comptait aussi, mais comme à retardement (peut-être y a-t-il dans un texte un principe de maximisation sémiotique qui fait que chaque élément doit servir dans le plus grand nombre possible de dimensions du schéma en 18. 5. ; ce qui signifierait que le poème, à lui seul bibliothèque de Babel, serait absolument intraduisible).  
 
19. 2. Perceval (via la citation, au dernier vers, du Parsifal de Verlaine), le mythe du roi pêcheur : enfin le symbolisme (un peu kitsch ?) de la terre vaine, que nous avait promis le titre ! 
 
19. 3. J’ai suggéré en 15. 2. 1. que la traduction confrontait celui qui s’y essaie à l’alternative suivante : ou bien essayer de redonner en français, au lecteur contemporain, l’effet qu’était susceptible de produire en anglais le texte original pour le lecteur de 1922, ou bien se résoudre à n’écrire, en guise de poème, qu’une liste de mots traduisant ceux utilisés en anglais par l’auteur. Partant, je sous-entendais que la deuxième option était absurde, qu’il ne devait pouvoir s’agir que de rendre l’effet. Mais plusieurs problèmes de taille, à explorer cette idée, se posent : 
 
19. 3. 1. Comme lecteur, je préfère de loin les traductions mot à mot à celles dans lesquelles de piètres poètes s’autorisent, pour reproduire l’effet de grands textes qu’ils n’auraient su écrire eux-mêmes, à laisser libre cours à leur médiocrité.  
 
19. 3. 2. Dans les faits et quoique j’en dise, je choisis presque systématiquement le mot à mot.  
 
19. 3. 2. 1. Sauf si l’effet de la phrase surdétermine ostensiblement celui de chacun des mots qui la composent – comme c’est le cas lorsque les phrases sont données dans une langue étrangère (voir par exemple 9. 2. 2.). 
 
19. 3. 2. 1. 1. Pourtant, je n’ai pas réussi à le faire avec le vers 202, qui présente trop de contraintes : c’est une citation de « Parsifal » de Paul Verlaine (Amour, 1888). Il y joue comme ici le rôle d’une chute : après la description des hauts faits de Perceval, le poème se conclut sur l’évocation du chœur, qui souligne qu’il s’agissait plus de peindre la représentation de Parsifal (par Wagner) que directement Perceval et ses aventures. Je me contenterai des guillemets. 
 
19. 3. 2. 1. 2. Il y a donc dans le poème ces structures (que j’ai essayé d’appeler le « milieu poétique » à partir de # 15) qui ne peuvent être adaptées, auxquels renvoient des mots qui, dès lors, ne peuvent être traduits. C’est ainsi que je comprends par exemple le fait que Pierre Leyris redonne en anglais et en italiques les phrases qui font l’objet d’une note autographe dans laquelle Eliot précise sa source intertextuelle.  
 
19. 3. 2. 2. Sauf si encore, comme pour le « rag », des éléments explicitement contextuels s’invitent dans le poème : une expression comme « The Shakespeaherian Rag » (voir 15. 2.) ne peut pas produire le même effet sur un lecteur français contemporain, et on doit l’adapter. Pour être plus proche du « pseudo-contexte », comme je l’ai appelé en 18. 5.  
 
19. 3. 3. Si l’on a du mal à se détacher complètement du mot à mot, c’est aussi que le soi-disant « effet global » est en réalité une multitude d’effets possibles de différents niveaux : l’effet de chaque lettre, de l’ordre des lettres, de chaque mot, de l’ordre des mots, de chaque phrase, de l’ordre des phrases, du texte. Si ces différents niveaux d’effets existent bien, alors il ne peut s’agir pour le traducteur de se concentrer exclusivement sur l’effet global. Ou plutôt : cet effet global n’est lui-même qu’une intégrale des petits effets, le bruit de la vague pour les petites perceptions. Raison pour laquelle on a toujours en même temps envie de faire du mot à mot, manière de sauver les meubles en assurant au moins l’effet des mots, voire de l’ordre des mots.  
 
19. 3. 4. La traduction apparaît ainsi finalement moins comme résultant du seul choix de l’effet (comme si traduire, c’était adapter), non plus que de la seule fidélité (comme si traduire, c’était faire une liste), que d’une dialectique, que l’on peut formuler sous la forme de ce principe : aller chercher le plus grand effet dans le plus brutal mot à mot. On ne voit pas, bien sûr, comment cette dialectique pourrait marcher, en principe. Je me représente les choses ainsi : en traduisant, j’ai comme l’impression que la cohérence d’un mot à mot globalement brutal a pour propriété d’impressionner la conscience lectrice, de la faire plier comme elle plierait sous l’effet de l’inédite sauvagerie du poème-source. La brutalité du mot à mot serait la substitution dans la langue d’accueil de la brutalité poétique du texte source, que j’appelle sauvagerie, et qui n’est rien d’autre que la sincérité par laquelle un texte (ce n’est pas un attribut de l’auteur, aux pensées duquel on n’accède jamais) authentiquement littéraire apparaît nu, sans les apparats, les ornements et les ronds-de-jambes des textes inutiles.  
 
19. 4. En 1922, mettre un vers français dans un poème anglais, cela détone peut-être comme une bombe. Non seulement les années ont passé, et nous ont habitué au scandale, mais de nombreux dispositifs techniques sont apparus (de la télévision à l’Internet) qui produisent sur le lecteur possible les effets qu’une subversion littéraire produisait peut-être en 1922.  
 
19. 4. 1. Faudra-t-il baisser les bras et, en guise de traduction, proposer une vidéo sur youtube ?  
 
19. 4. 2. Ou peut-on avancer, comme Deleuze dans Logique du sens, que si le sens d’un texte est bien son effet, il s’agit d’un « incorporel à la surface des choses, entité complexe irréductible, événement pur qui insiste ou subsiste dans la proposition » (p. 30), et qu’en tant que tel, il est intemporel ? Car « l'événement n'est pas ce qui arrive (accident), il est dans ce qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend. » (p. 175) 
 
 
Un rat rampait doucement dans la végétation 
Traînant sa panse gluante sur la rive 
Tandis que je pêchais dans le canal terne 
Lors d'une soirée d'hiver derrière l’usine à gaz. 
Méditant sur le naufrage du roi mon frère 
Et sur la mort du roi mon père avant lui. 
Les corps blancs nus sur le bas sol humide  
Et les os jetés dans un petit et bas grenier tout sec, 
Secoué seulement par la patte du rat, d'année en année. 
Mais dans mon dos de temps en temps, j’entends 
Le son des cors et des moteurs, qui mèneront 
Sweeney à Mme Porter au printemps. 
O la lune brillait sur Mme Porter 
Et sur sa fille 
Ils se lavent les pieds dans l'eau gazeuse 
« Et O ces voix d'enfants, chantant dans la coupole ! » 


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