Article de Elle - Mars 2015
Chaque saison, des dizaines de nouveaux talent émergent. Dans cette industrie hyper concurrentielle, quels sont les secrets de ceux qui réussissent ?
Découvrir le travail d'une jeune pousse de la mode, c'est un peu comme écouter une chanson pour la première fois. On se laisse guider par la fraîcheur de l'inconu, on guette le tube avec gourmandise. "Notre industrie est une machine à créer la nouveauté, confie l'attaché de presse Lucien Pagès, qui compte dans son écurie Lemaire, A.P.C. et Julien David. On me demande sans cesse qui sont les derniers arrivés, il y a une hystérie collective pour eux et, très vite, on passe à d'autres encore plus nouveaux." De fait, l'emballement pour la figure du "jeune créateur" est à son comble, de Londres à Séoul, de Pékin à Paris.
Simon Porte - Jacquemus
Dans cette jungle, être futé n'est pas un luxe. Car, une fois embarqué dans l'aventure, le problème le plus important est l'argent. Comment financer la production de sa collection ? Les acheteurs ne paient qu'à la livraison des vêtements, il faut donc avoir des fonds pour payer les usines, financer la location du lieu du défilé, les mannequins, les ingénieurs du son, etc. "J'ai fait mon premier show pour le prix d'un scooter, harcelant les gens pour obtenir le plus de choses gratuites, c'était de la folie ! " confie Simon Porte, fondateur de Jacquemus. Si, dans l'imaginaire populaire, le créateur de mode apparaît comme un animal de la nuit, vivant dans un appartement luxueux, la réalité est tout autre. La mode est loin d'être imperméable à la précarité. Beaucoup de jeunes travaillent donc pour d'autrees maisons en parallèle de leurs aventures personnelles.
Etienne Deroeux, talentueux créateur de sportswear, raconte : "J'autofinance la marque depuis son lancement il y a quatre saisons. Pour l'instant, je bosse pour d'autres afin de gagner un salaire. Je vis sur des montagnes russes, mais c'est excitant." Parfois ce travail de l'ombre est assumé. En 2007, dans le magazine Purple, Alexander McQueen confiait : "Je peux dire que la seule raison pour laquelle j'ai pris le poste de directeur artistique chez Givenchy, c'était pour payer les défiles Alexander McQueen." Le Finlandais Tuomas Merikoski, qui lance tout juste sa marque Aalto, travaille en parallèle aux côtés de Kim Jones chez Louis Vuitton. Une double vie qui ne sied pas à tous. Christophe Lemaire a quitté Hermès pour se consacrer exclusivement à sa marque. A l'inverse, Julien Dossena (Paco Rabanne) et Felipe Oliveira Baptista (Lacoste) ont stoppé les activités de leur marque (Atto et Felipe Oliveira Baptista) pour se concentrer sur leur travail de directeur artistique.
Défilé Aalto
En France, les jeune diplômés sont plus enclins à intégrer les maisons qu'à se lancer en solo. Et une fois anesthésiés par la sécurité de l'emploi et les perspectives de promotion d'une entreprise en bonne santé, difficile de s'en extraire volontairement... Seuls les plus courageux, les plus motivés ou les plus confiants se lancent. Depuis peu, ils seront suivis de près par les géant du luxe. Ainsi Chanel vient de nouer un partenariat avec le Festival International de Mode d'Hyères et de s'engager avec l'ANDAM qui décerne chaque année un prix à la nouvelle création. L'organisme récompense des marques défilant à Paris : aux 370.000 euros de dotation s'ajoute l'opportunité de se voir attribuer un mentor pendant deux ans. Même logique chez LVMH, qui prépare la deuxième édition de son prix pour les Jeunes Créateurs de Mode. "Nous offrons une bourse de 300.000 euros, ainsi qu'un mentorat du lauréat. Le succès d'une maison repose sur un talent, mais aussi sur une réussite économique", précise Jean-Paul Claverie, conseiller de Bernard Arnault. L'enjeu est grand : le renouvellement des talents est vital. Et miser sur plusieurs chevaux, c'est s'assurer d'en avoir un ou deux à même de piloter demain une grande maison. Mais avant d'être repéré, il faut émerger. Les clés pour se démarquer :
Les cinq commandements
1. Tu règneras sur les réseaux sociaux
Quel meilleur exemple qu'Olivier Rousteing chez Balmain qui, à 28 ans, peut se targuer d'avoir presque 1 million de followers sur Instagram ? Entre deux selfies avec ses copines Kim Kardashian et Rihanna ou dans la maison de ses parents à Bordeaux, il poste des vidéos de son grand-père, brisant tous les stéréoptypes de la mode. Sur une autre esthétique, Simon Porte avance également ses pions. "Jacquemus à la piscine, "Jacquemus en plein shooting", "Jacquemus à l'aéroport"... A 24 ans, il poste à ses 91.000 followers ses aventures façon "Martine en mode 2.0". "Le créateur doit avoir quelque chose à dire. Une personnalité, une énergie et un univers singulier, c'est la base pour se démarquer", décrypte Lucien Pagès. Une leçon retenue par Olivia Cognet, créatrice de la marque Apologie. Elle exprime son univers graphique et girly en mettant en scène ses chaussures à travers de petites vidéos. Mais attention à ne pas trop s'exposer ! Si désacraliser la mode peut paraître rafraîchissant, c'est aussi parce qu'elle fait rêver que la mode vend. A prôner la "normalisation", alors qu'on conçoit des pièces qui coûtent plus cher qu'un loyer, le risque est parfois de perdre toute crédibilité...
Olivier Rousteing
2. Tu auras ta signature
Comme un plat pour un chef, les créateurs doivent avoir une pièce, une technique qui les distinguent. Le duo Proenza Schouler s'est imposé grâce à des collections sophistiquées et bien exécutées, mais le succès est venu du sac à main PS1. Alexander Wang a, lui, atteint la prospérité avec ses T-shirts de coton. Jugo Matha, 24 ans, l'a bien compris. Pour ses pochettes, il utilise du bois et le mêle à des cuirs fins. Lisa Attia, directrice commerciale du Bon Marché Rive Gauche, explique : "Nous voyons passer énormément de marques. En un coup d'oeil, on sait si on tient une histoire différente. Atlantique Ascoli (la fille d'Emmanuelle Khahn), par exemple, nous a tout de suite séduits." La créatrice revisite la chemise blanche avec de fines blouses de lin ou de coton. Marie Marot propose, quant à elle, des mini-collections très affûtées de bonnets, chapeaux et pochettes. D'autres privilégient une esthétique plus qu'un produit. Anthony Vaccarello a construit sa marque sur un érotisme assumé, Iris Van Herpen sur une recherche aiguisée de matières.
3. Tu t'entoureras d'une bande de jolies muses
"Depuis toujours, il est utile pour un créateur d'habiller ses amies. Coco Chanel prêtait déjà des vêtements à ses mondaines mannequins pour les dîners en ville. Plus récemment, Charlotte Gainsbourg a beaucoup fait pour Nicolas Ghesquière en portant énormément de Balenciaga", narre avec entrain Jean-Jacques Picart, conseiller mode et luxe. Aujourd'hui, ce sont les it girls qui assument le rôle de muse. La Parisienne Lolita Jacobs est une véritable inspiration pour Arnaud Vaillant et Sébastien Meyer, le duo Coperni. C'est sur elle qu'ils testent toutes leurs créations,, et elle pose pour leurs lookbooks. Jeanne Damas, blogueuse et amie de Simon Porte, assume le rôle pour la marque Jacquemus. Ces jolies filles sont un soutien médiatique et une publicité... gratuite ! Louis Bompard, journaliste mode et créateur des chapeaux Big Aristote, insiste sur les règles : "Quand Caroline de Maigret porte un de mes chapeaux, je suis flatté, mais je sais qu'elle le fait parce qu'elle aime la marque, pas parce que je le lui ai demandé. Il faut que la relation soit sincère." Pouvoir toujours compter sur une ou deux filles aux mensurations de top model peut se révéler très utiles lors des semaines de la mode, où les mannequins sont accaparées par les grandes maisons.
4. Tu joueras les couteaux suisses
Il faut plusieurs cordes à son arc. Christine Phung, lauréate du prix Premières Collections de l'ANDAM, en sait quelque chose : "Je suis schizophrène ! Je dois gérer la création, la production, la presse, la comptabilité, la stratégie..." Cette nécessité de fonctionner à 360 degrés est pesante, mais inévitable, selon la pragmatique Maria Luisa : "Le journaliste écrit, tweete et photographie les shows, le photographe doit aussi filmer son shoot pour le web, pas de raison donc qu'un créateur soit épargné." Le problème, c'est que cette philosophie entrepreneuriale à l'anglo-saxonne a du mal à s'imposer en France. Si l'Institut Français de la Mode est sans doute la meilleure école du monde pour ceux qui visent le marketing, le développement commercial et le management, si la Chambre Syndicale de la Mode reste une des formations les plus exigeantes en termes de technicité et de savoir-faire, les deux sont pratiquement imperméables. Les parcours mixtes sont rares, mais l'instauration d'un partenariat entre l'Istituto Marangoni et HEC devrait changer les choses. Pour être plus forts, certains jouent collectif : Coperni est un duo, Jour/Né un trio et Etudes Studios une petite team.
5. Tu labelliseras ton côté frenchie
Il y a deux manières de capitaliser sur son pays : y concentrer ses efforts de production et/ou revendiquer ce fameux je-ne-sais-quoi-parisien qui séduit un grand nombre de femmes. Fabriquer en France est un bonus, mais pas une obligation pour les jeunes créateurs. Les coûts sont plus élevés et pas toujours justifiés. Pour Lisa Attia, "cela ne nous guide pas dans nos choix, mais quand un créateur fait son travail en France, il y a naturellement une bienveillance particulière. Marie-Christine Statz a beau être allemande, elle revendique le fait que sa marque, Gauchère, soit totalement produite ici." La créatrice de bijoux Camille Enrico, qui rebrode du métal doré selon la technique du point de croix, a également fait ce choix. "Produire en France est un gage de qualité pour mes clients et ça me permet de contrôler ma production au plus près. J'ai essayé de travailler avec des fournisseurs étrangers, mais je ne retrouve pas le même savoir-faire. Cela donne un bijou plus cher, mais qui dure bien plus longtemps." Sans parler de ce je-ne-sais-quoi d'élégance frenchie, mix de nonchalance avérée et de sensualité faussement négligée, qui fait un carton hors de nos frontières. Tout jeune créateur pourra du coup titiller les envies snobs des clientes américaines et asiatiques...