Par/by Marie-Laure Surel
Rédactrice/Editor
Florence Dupont, ancienne élève de l’ENS, agrégée de Lettres classiques et Professeur émérite à l’Université Paris-Diderot, publie cette année un essai sur Le Théâtre d’Eschyle, qui constitue une contribution importante à la compréhension de celui qui est souvent présenté (à tort ?) comme « le premier auteur de théâtre ». Plus largement, l’un des mérites de ce petit livre, en réalité très dense, est d'interroger un certain nombre d’idées reçues sur la « tragédie grecque ».
Florence Dupont, a former student of ENS, holder of a higher diploma in classical studies and Professor Emeritus at the Université of Paris-Diderot, has published this year an essay on Le Théâtre d’Eschyle (aka The Theater of Aeschylus), which constitutes an important contribution for the understanding of the one who is often (wrongly?) presented "as the first author of theater". More widely, one of the merits of this small book, in fact very dense, is to question a number of preconceived ideas about the "Greek tragedy". More in English >> (Translation in progress, come bubble later)
Eschyle ? Connais pas.
La première partie de l’ouvrage de Florence Dupont s’intéresse à la personne d’Eschyle, dont on sait finalement très peu de choses. L’Eschyle que nous connaissons, présenté comme fondateur de la tragédie et « auteur de théâtre », serait une construction a posteriori imposée par Athènes dans une logique patrimoniale : la cité avait besoin de « grands hommes » et d’un art identitaire – ce sera la tragédie.
La tragédie comme texte : un choix « identitaire »
Florence Dupont, au-delà du seul Eschyle, revient sur cette double idée reçue que la tragédie est avant tout un texte et que la plupart des pièces antiques auraient disparu.
Or, nous dit l’auteur, ce n’est pas comme cela que ça s’est passé : pendant l’Antiquité grecque, les textes « n’existaient que pour une performance tragique qu’ils permettaient de réaliser ». Qu’ils aient été conservés est plutôt le résultat d’une « volonté politique de créer des monuments identitaires ». C’est à la fin d’un processus de conservation qui commence à Alexandrie et s’achève au Xe siècle que le choix de conserver les sept tragédies d’Eschyle aujourd’hui connues s’est fixé.
Et Aristote, alors ?
Alors évidemment, il y a un os : Aristote, dans sa Poétique n’appréhende-t-il pas la tragédie comme « texte », avec une intrigue (muthos) ? Il évacue de fait toute contextualisation, si l’on peut dire : la tragédie peut et va désormais se « lire », indépendamment de la performance scénique, le poète-chorodidaskalos (littéralement « instructeur de chœur ») cédant la place au poète-écrivain.
Quand nous lisons ces lignes, nous sommes pris d’une sorte de vertige : nous avions toujours pensé que ce que nous avaient dit nos professeurs de la tragédie, en s’appuyant sur la Poétique d’Aristote comme théorie fondatrice du genre théâtral, était une vérité définitive ; et pourtant...
La tragédie, un art total
Alors, voilà, il faut lâcher nos certitudes scolaires et universitaires et tenter de se plonger dans la représentation d’une altérité totale : Athènes au Ve siècle avant J.-C., au temps des concours tragiques et des Grandes Dionysies. Il faut imaginer un théâtre constitué de « bancs surplombant une aire vaguement rectangulaire, l’orchestra », « une baraque en bois appelée la skènè qui sert de coulisses » et, bien sûr, les chœurs : les tragédies sont avant tout des spectacles musicaux. Une tragédie d’Eschyle est une « performance chorale » et non une « pièce de théâtre ».
De plus, ces concours représentent un moment important de la vie sociale athénienne, où la compétition est fort prisée, chaque chorodidaskalos recherchant le prix. La victoire n’est donc pas tributaire d’un seul texte, mais le produit d’une performance, donc de circonstances multiples – historiques, politiques, rituelles… –, d’un jour ou d’un moment de cette année-là, ce que Florence Dupont relie à la notion grecque de kairos.
L'auteur en vient donc nécessairement à évoquer la tragédie comme spectacle total et décrit longuement sa dimension musicale : la fonction des chœurs, leurs costumes et leurs masques, la place de l’aulos, l’instrument qui accompagne le deuil, l’articulation entre les parties chantées et les récits parlés, le rôle des choreutes, des acteurs et des spectateurs. C’est d’ailleurs selon ce point de vue, la musique, qu’elle analyse les pièces d’Eschyle dans une troisième partie.
Le visage originel du Théâtre d’Eschyle
On peut donc aisément conclure qu’il est difficile pour nous autres, contemporains, d’imaginer ce que pouvait être une tragédie d’Eschyle à la seule lecture de son texte… Le mérite de Florence Dupont est de revivifier notre connaissance de la tragédie.
Tordant le cou à un certain nombre de lieux communs, d’interprétations anachroniques ou "psychologisantes", son ouvrage nous permet de rendre au Théâtre d’Eschyle son visage originel, de rappeler un contexte dont on ne peut l’extraire sans le déformer, le « forcer » et de fait passer complètement à côté.
En savoir plus :
- http://www.idesetcalendes.com/booksDetail.php?i=240 (site officiel de l’éditeur)
- http://fr.wikipedia.org/wiki/Eschyle
- http://www.lesbelleslettres.com/auteur/?fa=ShowAuthor&Person_ID=532 (site de l’éditeur Les Belles Lettres qui publie l’intégralité de l’œuvre d’Eschyle dans des éditions bilingues)
- http://savoirs.ens.fr/conferencier.php?id=39 (bibliographie de Florence Dupont accompagnée de quelques conférences en ligne)
- http://www.vacarme.org/article2092.html (un long entretien avec Florence Dupont dans le numéro 57 la revue Vacarme).
- Le Théâtre d’Eschyle, Florent Dupont, Éditions Ides et Calendes, mars 2015, 128 pages, 10 €