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Lecture : Histoire de la Gauche, Théorie des Gauches

Publié le 06 juin 2015 par Vindex @BloggActualite
Bonjour à tous, 
La gauche, la droite, cela ne veut plus rien dire et c'est la même chose. Ces lieux communs sont de plus en plus courants dans toutes les bouches. Et c'est bien vrai si l'on force le trait et qu'on lit le travail colossal de Jacques Julliard : "Les Gauches Françaises. Histoire et politique. 1762-2012". Car si ces termes de classification politique désignent des généralités standard, elles n'en cachent pas moins une grande diversité philosophico-politique et même des points communs plus que troublants entre les deux grands blocs rivaux de notre classe politique. Voyons voir comment à partir de l'étude d'un seul hémisphère de notre ciboulot politique (le gauche), l'auteur nous amène dans un lumineux tourbillon entre pensée politique, histoire et analyse.
Lecture : Histoire de la Gauche, Théorie des Gauches

C'est l'histoire d'une gauche... 


Après une petite introduction, le passionnant récit commence avec une première partie relatant l'histoire de la gauche dans la période contemporaine, tout du moins jusqu'au milieu du XXème siècle. Il distingue plusieurs moments pendant lesquels la gauche s'est constituée, renforcée, identifiée, diversifiée, manifestée ou encore divisée. 
Le premier moment fut le "moment philosophique" au siècle des Lumières. Certes l'auteur rappelle que l'on ne peut pas classer les Lumières à Gauche, que ces philosophes ne pensaient pas tous de la même manière et qu'à cette époque la gauche n'existait pas. Mais il montre également à quel point ce moment fut décisif pour le déclenchement des événements ayant amené à la constitution d'une gauche et surtout à quel point il fut déterminant pour les personnes se réclamant de gauche (et des lumières) ultérieurement. L'analyse des Rousseau, Montesquieu, et autres n'est donc pas superflue pour retracer les héritages intellectuels et politiques d'une gauche qui puise aussi ses racines dans la religion (pour mieux en être la négation par la suite). 
Le second moment fut le "moment fondateur", le classique par excellence : la Révolution Française. L'auteur réexplique bien que si gauche et droite n'étaient au départ que des emplacements dans une assemblée, la gauche a rapidement comporté une connotation particulière sur certains thèmes qu'il développe ensuite : les droits de l'Homme, la souveraineté, l'éducation, et la religion. Néanmoins, sur chacun de ces thèmes, la diversité des pensées est de mise et cette gauche embryonnaire de la Révolution Française est déjà multiple. 
Le troisième moment fut le "moment libéral" pendant toute la période de monarchie censitaire entre 1815 (début de la Restauration) et 1848 (fin de la Monarchie de Juillet). Cette période est celle de la construction d'une gauche malgré un système politique monarchique et dans lequel la souveraineté est réservée à une minorité (ceux qui peuvent payer le cens). Là gauche se base alors sur le libéralisme en construction et l'individualisme issu de la Révolution. Mais le social ne tarde pas à faire son apparition... 
Le quatrième moment fut le "moment républicain" qui a vu la République passer d'une utopie (celle de la Révolution de 1848 et de sa IIème République qui fut sans lendemain) à une véritable façon de gouverner (inventée par la IIIème République et ses premières oeuvres). Malgré un Empire et des Monarchistes résistants, la gauche ancre le système Républicain et l'ajoute à son héritage. 
Le cinquième moment fut le "moment radical" juste avant la Première Guerre Mondiale. Intense, cette période a vu le républicanisme de la gauche prendre une forme radicale. Le moment fondateur de cette période est l'affaire Dreyfus, cadeau inespéré fait par les intellectuels à la gauche pour renforcer la République. C'est aussi là que le fondement à la fois religieux et anti-religieux de la gauche s'est concrétisé par l'adoption d'une véritable mystique de la laïcité sous les traits de la Loi de Séparation des Eglises et de l'Etat (une loi plus modérée que ne l'est finalement le moment...). C'est aussi la période de construction du radicalisme qui malgré l'arrivée des socialistes et autres d'extrême-gauche, domine la vie politique et le système des partis. 
Le dernier épisode de cette saga fut le "Grand Schisme" de 1920 à 1939. On pense tout de suite au Congrès de Tours et à la scission de la SFIO entre socialistes et communistes. Mais cette période porte aussi en elle une gauche faiblarde incarnée par le Cartel des Gauches et un moment faste mais très court, celui du Front Populaire. 

C'est l'histoire des gauches


La deuxième partie du livre porte sur l'étude de la gauche dans le système politique français. Et cela passe d'abord par une théorie qui répertorie quatre grandes familles de gauche d'un point de vue culturel.
La gauche libérale est la première. C'est la gauche de Benjamin Constant, celle qui s'est constituée pendant le développement de l'idéologie libérale et qui fut opposée aux différents régimes autoritaires (Restauration, quelques périodes de la Monarchie de Juillet, début du IInd Empire). Elle repose sur quelques grands principes : les libertés fondamentales, la séparation des pouvoirs, la distinction de la société civile et de l'Etat, l'économie de marché. Sa référence est la Révolution libérale de 1789. C'est une gauche attachée au système représentatif et parlementaire, sans toutefois accorder crédit illimité aux assemblées. C'est cette gauche qui est dominante pendant la première moitié du XIXème siècle. Néanmoins, il faut bien ajouter que dans le système politique, c'est le libéralisme "de droite" (plus conservateur, comme celui de Guizot) qui domine.
La gauche libérale a pour caractéristique de donner à la gauche des accents très individualistes, ce qui change à partir de l'émergence progressive des socialismes. Plus tard, vers la fin du XIXème siècle, elle est incarnée par certains hommes politiques des Républicains modérés dont Jules Ferry ou encore Waldeck-Rousseau, mais aussi chez des Radicaux du XXème siècle (le philosophe Alain par exemple).
La deuxième famille est celle de la gauche Jacobine. Tout aussi attachée à la Révolution Française, elle aurait toutefois pour référence la Révolution plus radicale de 1792-93, contrairement aux libéraux de gauche. Son centralisme est hérité de celle-ci et n'est d'ailleurs pas sans rappeler le centralisme de l'Ancien Régime, qu'elle poursuit et prolonge par un certain étatisme économique. A l'origine, le Jacobinisme de la Révolution témoigne d'une certaine radicalité dans ses moyens d'actions et ses idéaux (égalité, souveraineté populaire...). La gauche jacobine qui hérite de cet épisode révolutionnaire est résolument favorable au régime républicain, engagée contre le cléricalisme, favorable à l'instruction et à l'uniformisation nationale par la loi. C'est donc logiquement que les radicaux des débuts de la IIIème République peuvent incarner cette culture politique. Néanmoins, on peut noter qu'il existe une certaine différence institutionnelle, la souveraineté populaire étant remplacée par le soutien à un régime parlementaire donc représentatif. Un des représentants actuels de cette tendance (qui dépasse d'ailleurs la gauche) est Jean-Pierre Chevènement.
La troisième famille est appelée Gauche collectiviste par Jacques Julliard. Si les références à la Révolution Française ne sont pas complètement absentes de cette famille (Jean Jaurès en fit l'histoire et certains révolutionnaires comme Gracchus Baboeuf peuvent être des sources d'inspiration), elles ne sont pas non plus celles qui fondent le plus cette famille. En effet, celle-ci se base essentiellement sur les doctrines socialistes : socialisme utopique, marxisme, léninisme... C'est une famille qui se base sur trois éléments qui se rencontrent petit à petit dans l'histoire du socialisme : l'idéologie, l'organisation et le prolétariat. C'est une famille très constructiviste par son opposition au capitalisme et sa volonté de changer plus ou moins profondément la société. C'est une famille qui peut rassembler (en vrac) Saint-Simon, Fourier, Jaurès, Blum, Thorez et Guesde à la fois sous l'égide d'une vision nouvelle de la société où l'Etat organise l'égalité et la justice sociale de la manière la plus poussée possible. C'est aussi sous l'influence de cette famille que la gauche est passée de l'individualisme au holisme. Cette gauche a bien évidemment eu toute sa place dans la Commune de Paris (1871). Les représentants de cette famille se trouvent dans la social-démocratie, le socialisme, le réformisme, le communisme.
Enfin la quatrième et dernière famille est la Gauche Libertaire. Elle provient essentiellement des idéologies socialistes mais diverge sur la position par rapport à l'ordre, l'autorité et l'Etat. C'est donc la gauche de Proudhon, celle qui rassemble les anarchistes. La nature même de son idéologie l'amène à être en dehors de tout parti même si certains libertaires ont participé parfois à des formations politiques. Son absence de représentation parlementaire ne fait pas d'elle une famille négligeable. Elle s'affirme d'abord lors des années 1890 par les attentats anarchistes contre la IIIème République avec à sa tête Ravachol. Cette gauche fut ensuite incarnée non par des partis mais par le syndicalisme d'action directe et l'anarcho-syndicalisme qui par ailleurs ont dans un premier temps influencé la CGT. Pour le XXème siècle, on peut également citer la philosophe Simone Weil qui fut assez critique à l'égard du collectif, et surtout le mouvement de Mai 68 qui renouvela l'idée libertaire et lui donna une influence probablement inégalée par le passé.
Telle est la conception des cultures politiques de gauche selon Jacques Julliard. Mais l'explication ne s'arrête pas là. En effet, l'auteur nous présente même que d'un certain point de vue, les familles politiques de droite et de gauche se correspondent, se répondent, malgré les différences dues au clivage. Il rapproche en effet le libéralisme de gauche de l'Orléanisme, le libertarisme de la démocratie chrétienne, le jacobinisme du bonapartisme et le collectivisme du fascisme (on pourrait aussi dire traditionalisme ou réaction pour être plus large). Ces rapprochements se font sur les liens qui dans ces cultures sont faits entre l'Etat, l'Individu et la Société.
Lecture : Histoire de la Gauche, Théorie des Gauches-Les 8 familles politiques françaises selon Jacques Julliard-
Au-delà des familles du système politique de gauche, l'auteur distingue également trois grands systèmes gouvernementaux. Il s'agit plus des trois attitudes que la gauche a adopté pour être aux affaires. La première stratégie est-celle de l'Union : Jacques Julliard la nomme "Front Populaire", comme l'alliance qui a permis pour la première fois à un socialiste (Léon Blum) d'être président du conseil.
La seconde forme de gouvernement typique de la gauche est celle de la "gauche tranquille". Il est évidemment fait référence à l'épisode Mitterrandien qui eut pour slogan "La Force Tranquille" lors de sa première élection en 1981. Il s'agit d'une gauche qui d'abord promet un progrès puis ensuite rassure et se modère. C'est aussi une gauche qui profite moins d'un contexte de guerre ou de menace pour les libertés que d'une émotion populaire favorable au progrès. Cette gauche est également tranquille car elle se permet de ne s'appuyer que sur sa composante la plus modérée, sans avoir besoin d'apports centristes ou au contraires plus radicaux. L'actuel "épisode Hollande" pourrait être classé dans cette catégorie.
Enfin la gauche peut également participer à des gouvernements dits de "concentration" (ou conjonction des centres voire concentration républicaine).  Il s'agit d'une alliance et d'un système gouvernemental typique de la IIIème et de la IVème République. Ce sont aussi parfois des gouvernements qui résultent des mutations d'échecs de gouvernements majoritairement à gauche comme ceux de la période du Bloc des gauches.

La gauche au temps présent

Après avoir exploré l'histoire de la gauche et le fondement de sa diversité, l'auteur développe une histoire du temps présent de la gauche aujourd'hui au pouvoir. Ce n'était pourtant pas gagné. On pourrait penser que la participation de la gauche à un certain nombre de gouvernements de la IVème République l'a installée définitivement. Il n'en est rien tellement cette République fut instable : 25 gouvernements en 12 ans. C'est cette instabilité et l'incapacité à régler des conflits récurrents (Guerre d'Algérie, désaccords sur la construction européenne...) qui poussent des députés de gauche à accorder de nouveaux les pleins pouvoirs..., mais cette fois-ci à De Gaulle pour résoudre la crise. Le "Grand Charles" va alors, par sa nouvelle constitution s'empresser de porter un coup fatal à la gauche qui ne s'en remettra pas avant plusieurs décennies. Car si au départ la constitution de 1958 était au départ ambiguë, elle prit rapidement un tournant présidentiel (dès la réforme de 1962) qui n'arrangeait pas la gauche traditionnellement parlementariste. Et la gauche se retrouve là en décalage avec le peuple puisqu'elle fait partie du "cartel des non" alors que le peuple est majoritairement en faveur des nouvelles institutions gaulliennes. Par la même, De Gaulle enterre ici un héritage révolutionnaire de la gauche : celui de la discussion sur le régime. Les présidentielles, désormais les plus importantes, ne réussissent pas à la gauche. Entre la politique d'union qui ne peut fonctionner à cause de l'affaiblissement progressif du PCF et la politique de candidatures séparées qui divise trop, celle-ci fut en effet prise au piège jusqu'en 1981.  Et comme si cela n'était pas suffisant, la gauche se fait abattre sur ses thèmes de prédilection : la politique religieuse et la question sociale. En effet, les lois favorables à un financement des écoles privées confessionnelles se firent au nez et à la barbe d'une gauche qui ne put que constater l'assentiment général d'une politique contraire à ses fondements révolutionnaires (l'opposition aux lois Savary en 1984 ne manqueront pas de le rappeler). La question sociale n'aide quant à elle pas beaucoup la gauche : elle se complexifie dans le cadre des 30 glorieuses qui font évoluer la classe ouvrière, la population active et modifient les schémas politiques. La conscience de classe s'effrite peu à peu et c'est de nombreuses bases du marxisme qui vieillissent soudainement. La fin de la décennies avec mai 1968 redonne certes un dynamisme à l'idée de révolte et à la gauche mais les partis n'en profitent pas réellement, étant dépassés par ce mouvement. 
C'est donc après une terrible déconfiture que la gauche doit se relever. Mitterrand est le principal agent de ce lent redressement. C'est lui qui à partir du congrès d'Epinay jusqu'à la fin de ses deux mandats permis à la gauche enfin de dépasser ses difficultés et de devenir un parti de gouvernement. C'est d'une telle expérience que celle-ci avait besoin dans un régime qui l'avait de nouveau cantonnée dans l'opposition. Elle fut servie avec un véritable règne qui fut toutefois usant, presque essoufflant. Si bien que le second souffle ne fut pas trouvé par Lionel Jospin, battu sèchement en 2002 malgré un gouvernement réussi entre 1997 et 2002. Il fallut attendre François Hollande, dix ans après, pour retrouver la gauche au pouvoir. Mais n'est-ce pas là l'instauration progressive d'une alternance et la perte d'une singularité française, la Vème République ? Il reste encore quelques étapes à franchir mais 2017 nous renseignera peut-être sur cette hypothèse. 
En définitive, l'auteur conclut sur la recomposition de l'idée de gauche. Il commence par démontrer que la gauche n'évolue pas toute seule : c'est aussi dans ses relations avec la droite qu'elle évolue. Si la Révolution Française a inventé un univers politique fait de joutes radicales et de deux pôles souhaitant s'imposer au détriment de l'autre, le temps et les évolutions économiques, sociales et politiques ont érodé et policé ce clivage désormais plus estompé. La gauche et la droite ont connu une diversification et un processus de décoloration. C'est l'idée même de gouvernement qui évolue : on parle de plus en plus de gouvernance et les acteurs multiples (locaux, nationaux, internationaux) se multiplient, recomposant l'organisation des pouvoirs. Dans ce même contexte, l'idée de progrès est également en crise et l'agent historique de la gauche, à savoir le prolétariat, a pris un sérieux coup dans l'aile. La gauche revient donc à l'individu alors qu'elle a si longtemps (depuis l'essor du socialisme) concentré son action et sa réflexion sur le collectif. Le libéralisme moral (défense des minorités, courant terra nova,...) en est le témoin. La gauche revient par la même à des fondamentaux comme un certain universalisme cette fois-ci appliqué aux relations internationales : défense des Droits de l'Homme et ingérence, avancée de plus en plus résolue vers la construction européenne. A cela s'ajoute l'intégration le souci de l'environnement qui ouvre la gauche à un courant résolument conservateur dans sa démarche : l'écologisme. En effet, la gauche n'est pas tant défenseur de la nature que de la culture, du moins traditionnellement. C'est l'occasion de faire un transfert : à l'internationalisme prolétarien succède l'internationalisme écologiste. La gauche doit aussi relever le défi de l'évolution récente du capitalisme. Ayant perdu son rival soviétique en 1989, celui-ci est dans une phase de nouvelle "mutation" vers une financiarisation de l'économie, un sauvetage des banques et une cure des Etats-providences. La réaction ne se fit pas attendre avec Jean-Luc Mélenchon en 2012. Mais les orientations plus claires sont encore à définir pour toute la gauche et notamment celle de gouvernement. Ajoutons aussi le défi démocratique qui se présente à la gauche (et même à la droite) : renouveler le fonctionnement démocratique par de nouveaux moyens de participation (notamment le système des primaires) peut-il arracher les électeurs à l'absentéisme ou à la contestation ? Pour relever ces défis, Jacques Julliard appelle à la réflexion, aux hommes, et aux idées qui ont fait la gauche pendant plus de deux siècles. 
Nous le voyons, dans cette épaisse réflexion (850 pages pour la partie "Histoire et politique"), Jacques Julliard analyse parfaitement les gauches, intégrant aussi bien les dimensions historiques (voire les archétypes) que les dimensions dynamiques et évolutives. Un travail immense et qui mérite d'être élevé au rang de son équivalent pour la droite : celui de René Rémond. 
Vin DEX

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