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C'est l'Amérique !

Par Savatier

Les élections présidentielles américaines, abondamment couvertes par les medias, offrent à beaucoup l’occasion de s’intéresser de plus près aux Etats-Unis. Si la complexité du système électoral suscite souvent notre incompréhension, elle n’est qu’un reflet isolé du fossé culturel qui sépare nos deux sociétés ; suivant le principe de la tectonique des plaques, l’ancien et le vieux continent s’éloignent progressivement l’un de l’autre, surtout depuis une quinzaine d’années. Nos modes de pensée, nos échelles de valeurs, notre vision du monde semblent de plus en plus opposés à bien des égards. Le constater ne règle rien, encore faut-il tenter d’en comprendre les raisons.

Bien des éléments de réponse se trouvent consignés dans un livre aussi drôle que pertinent, Sacrés Américains ! – Nous, les Yankees, on est comme ça (Gallimard, Folio Documents, 304 pages, 6,80€). L’auteur, le journaliste Ted Stanger, est probablement le plus parisien des Américains ; si sa plume alerte, son humour toujours bienvenu, son ironie parfois grinçante rendent la lecture de cet essai très agréable, il n’en aborde pas moins les aspects cruciaux de la culture de son pays d’origine et l’évolution récente des mentalités locales.

Chaque chapitre, truffé d’anecdotes, traite un sujet spécifique, un peu à la manière d’un article de presse ; ce découpage thématique autorise donc une lecture « à la carte » qu’il est toutefois préférable d’éviter si l’on veut en tirer le meilleur profit. Dès les premières pages, Ted Stanger s’attache à poser les fondements des malentendus qui se traduisent par une méfiance réciproque et de (trop) nombreux clichés :

« France-Amérique, c’est la finesse de Vénus contre la puissance de Mars, la pureté de Platon contre le pragmatisme d’Aristote, Athènes la savante contre Rome la martiale. La fierté millénaire des Français opposée à l’arrogance centenaire des Américains. »

En outre, selon lui, la France souffrirait d’un déficit de sympathie dû à la très faible immigration de nos compatriotes au fil des siècles, qui n’a pas permis la constitution de lobbies puissants (contrairement aux Italiens, Allemands, Chinois, etc.) et serait plus ou moins ressentie sur place comme un signe de désaffection : « Le fond du problème, c’est que vous n’avez pas voulu de nous. » En d’autres termes, les Américains soupçonneraient volontiers les Français de les avoir rejetés, voire de ne pas les aimer. Ce point concernant l’affectif, pour étonnant que cela puisse nous paraître – est capital pour qui s’intéresse à la culture américaine et l’analyse de Stanger se rapproche de ce qu’expliquait Stanley Hoffman dans un article de 2002 :

« Les anciennes puissances hégémoniques, de l’Empire romain à l’Empire britannique, avaient […] une attitude tout à fait réaliste : elles voulaient être obéies (ou, dans le cas de la France, admirée) mais rarement rêvaient-elles d’être aimées. Les États-Unis en revanche, combinaison de shérif justicier et de missionnaire ardent à convertir, ont toujours attendu des autres gratitude et affection. La déception était inévitable. »

Pour autant, cela n’explique pas tout, et encore moins le fait que, retourné aux Etats-Unis après une absence de dix années, l’auteur rédige en quelques 300 pages un « rapport d’étonnement » où il dit ne plus vraiment reconnaitre son propre pays. Sans doute un étranger visitant les USA à dix ans d’intervalle réagirait-il comme lui. Pour avoir beaucoup voyagé outre-Atlantique durant les années Reagan, j’avoue partager entièrement ce sentiment. De multiples facteurs, sans doute, justifient cette évolution sociétale ; l’un d’eux semble avoir influencé plus que d’autres les attitudes : la montée en puissance de l’intégrisme religieux qui avait déjà commencé avant le 11 septembre, cet événement tragique qui ne profita pratiquement qu’à trois catégories exploitant chacune à sa manière la peur : les terroristes, les constructeurs d’abris antiatomiques pour particuliers et les chrétiens intégristes.

La lecture de Sacrés Américains ! montre que cette influence s’exerce dans les domaines les plus divers. En politique, l’obsession de la moralité des dirigeants, de la Maison blanche à une mairie du Middle West – et il faut ici entendre la moralité sexuelle selon les stricts préceptes chrétiens – semble l’emporter de plus en plus sur les critères de compétence. Ainsi Ted Stanger précise-t-il, non sans férocité, que Georges W. Bush avait reconnu, lors de la présidentielle de 2000, ignorer sur quel continent se situait l’Afghanistan… La politique étrangère n’est pas en reste. L’auteur rappelle l’origine du messianisme américain :

« les Pères fondateurs, en dépit de leur philosophie politique laïque, étaient animés d’un zèle divin. Le nouveau pays qu’ils fondaient se devait de sauver le monde pour le compte du Seigneur, le flambeau étant passé dans l’Histoire des mains des juifs à celles des catholiques, puis des protestants anglais, et pour finir des Américains. »

Mais ce messianisme – auquel chaque citoyen croit sincèrement – prend une dimension inquiétante et belliqueuse sous la pression des nombreuses et influentes sectes évangéliques pré-millénaristes, comme on a pu le voir en 2006 lors du conflit entre Israël et le Hezbollah. Certains télévangélistes, comme John Haggee, firent leurs choux gras de cet événement en vendant livres et vidéos consacrés à l’arrivée imminente de la fin du monde (régulièrement annoncée sans succès depuis le milieu du 1er siècle), la bataille d’Armageddon, etc.

Plus surprenant, en matière de gastronomie cette fois, on peut lire dans Sacrés Américains ! : « La grande majorité de mes compatriotes n’en [du vin] boit pas au quotidien, et n’oublions pas que pour beaucoup d’entre eux toute boisson alcoolisée est, par essence, diabolique. » Un constat identique avait été dressé par Robert Muchembled dans l’introduction de son excellent essai L’Orgasme et l’Occident (Le Seuil, 382 pages, 23€) : « Qui n’a pas vu trente-neuf paires d’yeux se poser alternativement sur son verre de vin sur les trente-neuf autres remplis d’eau pure ne peut comprendre la force des autocontrôles personnels sous le poids des contraintes sociales ! » Parfois, cet intégrisme anti-alcool est poussé jusqu’à l’absurde, jusqu’au ridicule et à la négation des symboles mêmes de la religion, puisqu’il arrive à certaines communautés de communier au… jus de framboise !

En matière sociale, le religieux s’exprime également d’une manière à laquelle nous sommes peu habitués : « Dans un pays profondément marqué par le calvinisme (même les cathos et les juifs sont calvinistes chez nous), réussir sur le plan matériel est une preuve de la faveur de Dieu ». De fait, nombre de télévangélistes expliquent aujourd’hui que Dieu fait la fortune des « bons » chrétiens. De là à penser que les pauvres sont responsables de leur état en raison d’une foi défaillante… Par ailleurs, le Protestant work ethic produit des effets curieux pour nous : si les dirigeants d’Enron organisèrent leur faillite frauduleuse tout en proclamant « nous sommes du côté des anges », Stanger relève que « 20% des Américains, à force de s’identifier aux valeurs protestantes du travail qui diabolisent le farniente se sentent coupables lorsqu’ils partent en vacances. Un pays comme la France, avec ses six semaines de congés payés, voire plus, est jugé parfaitement immoral. »

On relève d’autres influences, dans le domaine juridique : « Mais quand il [un révérend de l’Alabama] reçoit une personne du sexe opposé, il doit laisser la porte de son bureau ouverte. Sa secrétaire pourra ainsi entendre la conversation, au cas où l’interlocutrice porterait plainte pour harcèlement sexuel. » Il faut aussi rappeler que les plus ardents partisans de la peine capitale et de la possession d’armes se trouvent chez les chrétiens intégristes. Dans le domaine de l’art, Stanger explique l’une des raisons du refus d’une culture subventionnée par l’Etat qui, dit-il, tient à « … la volonté de voir les artistes assumer la responsabilité de leurs œuvres. Et puis, bien sûr, une peur puritaine de l’immoralité artistique joue son rôle. »

Ted Stanger consacre naturellement un chapitre aux Fous de Dieu, tout à fait éclairant. Il est vrai que ce n’est pas le moindre des paradoxes des Etats-Unis de figurer à la pointe du progrès scientifique mondial et d’afficher des croyances parfois proches de l’obscurantisme médiéval. En 2006, tous les prix Nobel scientifiques furent décernés à des chercheurs américains, détail significatif de l’état avancé de la recherche dans ce pays. Pour autant, une étude récente de Harris Interactive a montré que 74% des américains interrogés croyaient aux anges, 79% aux miracles, 62% au diable, mais seulement 42% aux théories de Darwin…. Encore plus significatif, 95% des intégristes (born again), qui représentent environ 101 millions de fidèles, affirment croire aux miracles et 16% seulement à la théorie de l’évolution.

Nous assistons à un conflit croissant entre les valeurs scientifiques et humanistes d’un côté et une vision biblique du monde de l’autre et, dans la sphère privée, entre les valeurs issues de la libération de la femme et de la révolution sexuelle et le traditionalisme le plus réactionnaire. Ce conflit s’illustre parfois de manière retentissante ; ainsi, Michael Marcavage, le responsable de la très religieuse association Repent America vit-il dans le cyclone Katrina une punition divine contre une ville qui s’apprêtait à organiser une Gay Pride (d’autres évoquèrent la présence de casinos et de bars). Quant au 11 septembre, si Georges W. Bush y décela une expression de « l’axe du mal », deux télévangélistes, Jerry Fallwell et Pat Robertson, l’interprétèrent, là encore, comme un signe de la colère divine (rendant au passage partiellement responsables les mouvements pro-IVG, les païens, les gays et lesbiennes, les féministes, etc.)

Dans Sacrés Américains !, Ted Stanger s’intéresse plus particulièrement à un pasteur on ne peut plus médiatique, Benny Hinn. Ce personnage haut en couleurs et très controversé déplace des foules considérables grâce à ses prétendus dons de thaumaturgie. Au cours de ses shows, qu’il ouvre en rappelant qu’il accepte chèques et cartes de crédit, on ne compte plus le nombre d’aveugles qui recouvrent la vue, de paralytiques qui repartent en trottant après avoir été effleurés par le maître. Comparés à ses performances, les guérisons miraculeuses du Christ rapportées dans les Evangiles ne témoignent que d’un aimable talent de société. L’opacité avec laquelle les miraculés sont sélectionnés, le refus du pasteur de fournir à la presse leurs coordonnées ou leurs dossiers médicaux jettent toutefois la suspicion sur ces pratiques.

L’auteur décrit le personnage avec l’humour qu’on lui connait : « Hinn porte un complet d’un blanc éclatant bien que nous soyons presque en hiver. Sa coiffure, montée comme des œufs en neige, me fascine. Un mixte de Marie-Antoinette et du jeune romancier parisien Nicolas Rey, en plus laquée. Est-ce pour dissimuler une calvitie ? A force de fixer sa tête on se sent tout étourdi. En tout cas, si Hinn était vendeur chez un concessionnaire automobile, je changerais de marque illico. »

Vendeur est pourtant un terme approprié, si l’on considère les 60 millions de dollars de dons que le pasteur encaisserait annuellement, dons non imposables en vertu de la Constitution de 1788. Dans ses carnets, Baudelaire avait écrit : « Dieu est un scandale, mais un scandale qui rapporte ». Evoquant les églises qui prolifèrent aux Etats-Unis, Ted Stanger souligne : « on y trouve de tout, du meilleur au pire – des gens authentiquement convaincus, consolés par l’amour de Jésus et des businessmen converti en prêcheurs bien décidés à profiter de cette manne humaine. »

La plupart des Français s’inquiéteraient sans doute du luxe ostentatoire dans lequel vivent les télévangélistes aux frais de leurs fidèles, de même qu’ils fustigeraient l’hypocrisie de ceux qui diabolisent la sexualité et se font prendre la main dans le sac avec un(e) prostitué(e), leur secrétaire ou l’un de leurs employés. Mais la conception du Protestantisme outre-Atlantique les protège : « la richesse matérielle est considérée comme une faveur de Dieu », note Stanger ; d’autre part, on doit pardonner au pécheur qui fait preuve de repentir et le registre du repentir ou de l’autocritique plus ou moins sincère a ses vedettes comme au théâtre, parmi lesquelles Jimmy Swaggart, Jim Bakker ou Ted Haggard.

Sacrés Américains ! aborde nombre d’autres aspects culturels, souvent liés à la vie quotidienne (shopping compulsif, santé, patriotisme, etc.) ce qui en fait un ouvrage utile aux voyageurs qui souhaiteraient cet été profiter du taux de change favorable pour visiter les USA. Si, parmi les différences culturelles recensées, beaucoup peuvent faire sourire, on aurait tort de regarder le peuple yankee avec condescendance ou moquerie sans nous pencher sur nos propres comportements. Ted Stanger s’en est notamment chargé dans un autre essai, tout aussi instructif que le précédent : Sacrés Français ! (chez le même éditeur) que le lecteur savourera avec une égale délectation.

Illustrations : office dans une “megachurch” - Benny Hinn


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