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Si vous pensiez encore que les lectrices du magazine Elle ne s'intéressaient qu'aux pages pub et glamour, il est temps de changer d'avis. Certes, en 1995, elle avaient choisi, comme lauréat de leur Grand Prix du roman, Paulo Coelho. Depuis, elles ont bien évolué, le palmarès le prouve et cette année le confirme avec Une constellation de phénomènes vitaux, le premier roman puissant d'Anthony Marra.
La Tchétchénie, un conflit presque oublié. Il le serait tout
à fait si un écrivain ne s’était emparé de personnages susceptibles de marquer
la mémoire en profondeur. Le premier roman d’Anthony Marra, Une constellation de phénomènes vitaux,
est de ceux qui donnent à quelques figures saisies dans des cruels moments de
déchirement une intensité exceptionnelle. Pourquoi un écrivain américain
situe-t-il son œuvre inaugurale en Tchétchénie ? C’est une question superflue
(à laquelle, de toute manière, nous n’avons pas la réponse) tant l’ouvrage
s’impose avec évidence.
Chaque chapitre s’ouvre sur une ligne égrenant les années,
de 1994 à 2004, le moment du récit marqué en caractères gras. Nous sautons, au
fil des pages, de 2004 pour le premier chapitre à 1996 pour le second, et
retour en 2004 pour le troisième, sans jamais nous égarer. Une manière comme
une autre de détourner la linéarité en prenant soin de respecter les points de
repère chronologiques…
En 2004, donc, les Russes brûlent la maison de Havaa, huit
ans, et emmènent Dokka, son père, vers un lieu qui nous restera longtemps
inconnu, mais de toute manière sinistre et qui n’annonce rien de bon. La petite
fille devait accompagner son père. La logique des soldats est celle d’un
pouvoir pour lequel toutes les mauvaises branches doivent être coupées, quel
que soit leur âge – la logique est toujours la même quand il s’agit de nettoyer
un territoire de ceux qui ne pensent pas selon l’idéologie dominante, ou qui
appartiennent à un peuple condamné pour diverses raisons. Mais Havaa, d’une
certaine manière, était préparée à s’enfuir, emportant une petite valise
toujours prête. Sans savoir à quoi elle échappe ni vers quoi elle va.
Elle aurait pu tomber plus mal : Akhmed, leur voisin,
leur ami, la recueille et la conduit à l’hôpital où il est engagé comme
assistant. Presque médecin – il a le diplôme, pas les compétences, et le
décalage n’est pas comblé par sa bonne volonté. Déglingué, l’hôpital, comme
toute la région. Sans les moyens qui permettraient de sauver quelques vies en
plus, quand y arrivent des blessés graves qui ont sauté sur des mines. Médecine
de guerre, dans l’urgence et la précarité, conduite par Sonja, une chirurgienne
qui se dépense sans compter.
Ces trois personnages et quelques autres avec eux se
croisent alors que leurs histoires personnelles n’étaient pas vraiment
convergentes. Pour qu’ils se retrouvent là, ensemble, devant les mêmes
difficultés, il a fallu d’étranges détours, des blessures multiples et,
surtout, une humanité parfois masquée par des réactions abruptes.
Le meilleur de ce qu’ils peuvent faire ensemble, et qui se résume
parfois simplement à vivre, compense en partie le mal que d’autres s’appliquent
à répandre. En particulier Ramzan, dénonciateur de tous ceux qui pourraient
déplaire aux Russes et méritent donc un châtiment exemplaire. Plus personne ne
parle à Ramzan, même pas son père. Et pourtant, quand on apprendra comment il
en est arrivé là, toutes les préventions qu’on nourrissait contre lui tombent. Une constellation de phénomènes vitaux
est un roman plein de nuances.