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(note de lecture) Mathieu Brosseau, "Data Transport", par Philippe Di Meo

Par Florence Trocmé

BrosseauUn roman ? Le prologue en a toutes les apparences, jusqu’à la stéréotypie la plus appuyée. Qu’on en juge : un homme à la mer est recueilli par un cargo baptisé Data transport. Le quidam a perdu la mémoire. Il ne peut plus parler. Il ne parvient à rien prononcer sinon la lettre B. On le soigne. On lui procure un emploi dans un centre de tri postal. Là il se délecte des "NPAI". Il se repaît donc de ces lectures occasionnelles, désordonnées.  
 
Cependant, peu à peu la belle mécanique narrative se grippe, toussote, éternue. À l’apparente linéarité narrative succède un chaos plastique incluant des chapitres d’inégale longueur, des lettres sibyllines et même un long poème. La continuité narrative éminemment linéaire se trouve vite mise à mal.  
Data transport, "NPAI", B répété en "bébé" dans le texte : les oreilles du lecteur finissent par siffler, qui n’en croit plus de ses yeux. Le récit composite, donnant dans un discours impur, transparaît alors comme un jeu d’entités procédant des clichés romanesque les plus éculés pour mieux s’en éloigner.  
Si d’aventure nous cherchions un "début" nous le trouverions dans la "fin", comme nous trouverions cette même "fin" en son "début". La circularité du propos sature un texte possédant l’enviable agilité du va-et-vient. Dont le prétexte romanesque et la trame évoluent bien au-delà de toute fiction. La rémanence du genre signale simplement le point d’où on s’éloigne. Le point de départ. 
 
Tout pseudopersonnage s’estompant en allégorie, toute temporalité piteusement linéaire congédiée, nos habitudes de lecture s’en trouvent bouleversées. D’autant qu’au muet de l’exorde succède une initiale nettement plus diserte en dépit de son rébus. Une énigme trop affichée pour conserver son mystère : un "M.". Comment ne pas y appréhender automatiquement, autrement dit, symboliquement, un "autohétéronyme" de M[athieu Brosseau] (1) ?  
Ce faisant, s’"initialisant", il initie au vertige du (re)commencement dont l’univers de l’ouvrage est tissé sans trêve ni cesse. Il se confond au reste avec l’initial-initiale. Vivre c’est (re)commencer nous est-il suggéré. 
Bavard impénitent, enclin à l’abstraction. Non sans  logique, une autre logique, M. dégoise de choses essentielles : du temps, du tout et du rien. Du mouvement cosmique, surtout. En se gardant bien d’enfiler les oripeaux usés jusqu’à la trame du romanesque. Un discours subtil que le sien se prévalant de l’étymologie ou, encore, de la paronomase pour se reproduire, de volute en volute. Mais qu’on y prenne garde, ce tout plural est solidaire. Muybridge, le chronophotographe dûment cité, fédère symboliquement et un tant soit  peu clandestinement toutes les miettes. 
 
Ce M. clair-obscur, plus clair qu’obscur, obscur pour être plus clair, se découvre une parenté euphonique avec une autre lettre, grecque cette fois, irrésistiblement aimantée par le flux du discours,  un μ, auquel il finit d’une certaine façon par s’assimiler. 
Infantile, si terre à terre, comme il faut parfois accepter de l’être, ne serait-ce que pour en rire par-devers soi, le lecteur lit bien évidemment dans un premier, et même dans un second, temps : mu. Pourquoi ne l’oserait-il pas ? Et, sans s’arrêter en si bon chemin : . D’euphonie en analogie. D’analogie en héraldique.  
, nous y sommes. Autrement dit, le mouvement cosmique dans la proximité et la distance de la chose et du mot. Il y aurait beaucoup à dire encore si l’espace imparti l’autorisait. Par exemple sur les rebonds symboliques de la séquence éloquente portante : "M.-μ-mû-muet" et la "mue"  ainsi sous-entendue, etc... Autrement dit, un murmuré mmmmm, peut-être, plus qu'une parole définitive, péremptoire, assertorique. 
Effacé le personnage fait paradoxalement retour comme repersonnalisation discursive. Sa physique entend se confondre au mental, à un mental particulier. Car tout fait paradoxalement retour entre amour et toujours. La lettre μ encode et décode le dynamisme cosmique de page en page. Subjectivité incluse mais renvoyée à son ou à ses cogitations. Dans l’incontestable de sa circularité. 
 
La fiction s’offre comme friction d’un texte nourri de textes. La forme éclate moins qu’elle ne se déplie en se déployant pour se découvrir multidirectionnelle. Seule apte à dire le réel dans son éternité, sa plurivocité et son mouvement. De physique en métaphysique, de moralisme en amoralisme, selon une discontinuité continuée. Un cycle de cycles fait la roue au gré de ses nombres et genres. Un amimétique écrit. Un μ "surmimétique" lui répond.  
Ce "M.-μ" trouve son dénominateur commun dans le nombre π – presqu’un μ renversé au plan purement graphique - : l’infinissable 3 virgule 14116, etc., etc… L’instabilité même, soit : la métaphore, une de plus,  de la vie entendue comme mouvement indéfini. La vie mue-μ. La vie héraclitéenne que "M." souhaite, et se souhaite, selon toute évidence. À l’infini, donc. Comme infinie est la temporalité composite ainsi produite. Un sens fin sans faute.  
Et comme l’ouvrage est édité aux Éditions de l’ogre, dévorons. Dévorons. 

[1] Nous empruntons la qualification à Jacques Réda : cf. Autoportraits, Fata Morgana, 2010. 
 
(Philippe Di Meo)  
 
Mathieu Brosseau, Data transport, Editions de l’ogre, 141 p., 16€ 
 
 


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