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(feuilleton) Terre inculte, par Pierre Vinclair, n°22, Cube

Par Florence Trocmé


#22. Cube 
 
215   At the violet hour, when the eyes and back  
Turn upward from the desk, when the human engine waits  
Like a taxi throbbing waiting,  
I Tiresias, though blind, throbbing between two lives,  
Old man with wrinkled female breasts, can see  
220   At the violet hour, the evening hour that strives  
Homeward, and brings the sailor home from sea,  
The typist home at teatime, clears her breakfast, lights  
Her stove, and lays out food in tins,  
Out of the window perilously spread  
225   Her drying combinations touched by the sun's last rays,  
On the divan are piled (at night her bed)  
Stockings, slippers, camisoles, and stays. 
I Tiresias, old man with wrinkled dugs  
Perceived the scene, and foretold the rest —  
230   I too awaited the expected guest.  
He, the young man carbuncular, arrives,  
A small house agent's clerk, with one bold stare,  
One of the low on whom assurance sits  
As a silk hat on a Bradford millionaire.  
235   The time is now propitious, as he guesses,  
The meal is ended, she is bored and tired,  
Endeavours to engage her in caresses  
Which still are unreproved, if undesired. 
Flushed and decided, he assaults at once;  
240   Exploring hands encounter no defence;  
His vanity requires no response,  
And makes a welcome of indifference.  
(And I Tiresias have foresuffered all  
Enacted on this same divan or bed; 
245   I who have sat by Thebes below the wall  
And walked among the lowest of the dead.)  
Bestows one final patronising kiss,  
And gropes his way, finding the stairs unlit... 
 
22. 1. Après la rencontre avec M. Eugenides, qui figurait, de manière moins caricaturale qu’il n’aurait pu à priori sembler, un certain rapport entre une modernité éventuellement nihiliste et un monde ancien dont la Grèce pourrait être la réalisation parfaite, cette scène reprend les termes de la discussion (l’ancien valable, le moderne minable). 
 
22. 2. La dernière fois, il s’agissait de représenter la rencontre entre un narrateur et un personnage figurant tous les deux une synthèse impossible entre le moderne et l’ancien : le premier était un homme du nouveau monde avec des valeurs de l’ancien monde et le second un homme de l’ancien monde avec des valeurs du nouveau monde.  
 
22. 3. Ici, Eliot déplace cette articulation complexe entre l’ancien et le moderne (complexe, car il s’agit moins d’un rapport que d’un rapport entre deux rapports) dans le dispositif suivant : le narrateur, un homme de l’ancien monde qui voit à l’avance ce qui se passe dans le monde moderne (Tirésias, personnage que nous rencontrons dans la mythologie grecque, dont les aventures sont notamment chantées par Ovide), décrit pour le lecteur une scène de la vie quotidienne : la secrétaire rentrée du travail recevant un amant égoïste, minable, représentant l’aplomb d’une modernité arrogante et inculte.  
 
22. 3. 1. La scène s’inscrit dans une espèce de cosmologie, le rythme immuable du jour permettant de rabattre l’un sur l’autre, de comparer, l’ancien et le moderne (v. 220-222) :  
 
À l’heure violette, l’heure du soir toute tendue 
Vers chez soi, et de la mer ramène chez lui le marin, 
Et la dactylo chez elle à l’heure du thé, range le petit-déjeuner, allume 
 
22. 3. 2. Le marin, nous l’avons rencontré dès le vers 47 (voir # 8) à travers la figure du Phénicien. Des références à la tempête de Shakespeare en ont enrichi la figure. Ici, il pourrait s’agir d’Ulysse, dont on sait qu’il trouve Tirésias sur le chemin qui le ramène à Ithaque (au chant XI de l’Odyssée), dans un épisode célèbre dont Ezra Pound, ami d’Eliot et dédicataire de The Waste Land, a lui-même proposé une version dans le premier chant de ses Cantos, semble-t-il déjà composé, sinon publié, à l’époque où Eliot écrit son poème. On peut y lire : 
 
and then Tiresias Theban, 
Holding his golden wand, knew me, and spoke first: 
“A second time? why? man of ill star, 
“Facing the sunless dead and this joyless region? 
“Stand from the fosse, leave me my bloody bever 
“For soothsay.” 
      And I stepped back, 
And he strong with the blood, said then: “Odysseus 
“Shalt return through spiteful Neptune, over dark seas, 
“Lose all companions.”  *
 
Difficile de ne pas voir la proximité, sinon des deux scènes, au moins de la manière dont Tirésias incarne un certain rapport du présent au passé. Et lorsqu’il dit à Ulysse « Facing the sunless dead and this joyless region? », comment ne pas penser à l’heure violette répandant ses ténèbres sur la terre inculte ? 
 
22. 3. 3. Intéressante, à cet égard, la position dans laquelle le poème se met lui-même – et met son lecteur.  
 
22. 3. 3. 1. L’anaphore « I Tiresias » (v. 218, 228, 243) le souligne assez, c’est le devin Grec qui parle. Cette voix n’est donc plus celle d’un réactionnaire (un moderne nostalgique des temps anciens) ; elle nous vient du passé lui-même et d’outre-tombe (est-ce pour cela que le poème a recours, plus que dans les autres passages, aux rimes ?).  
 
22. 3. 3. 2. Comme il le rappelle en effet au v. 246, Tirésias a vécu chez les morts. C’est même là qu’Ulysse le rencontre, le destinataire de ses prophéties dans le chant XI de l’Odyssée. Mais ici, à qui Tirésias adresse-t-il sa critique du monde moderne ? Sa manière de rapporter le quotidien de la secrétaire comme si c’était exotique semble attester du contraire, de même son insistance sur le fait qu’il « prédit » et « présouffre » : c’est depuis le passé que Tirésias nous parle, et c’est à un Ancien qu’il décrit le monde moderne. C’est ce que pourrait également attester la comparaison dactylo / marin du vers 221 ; comme dans l’épopée homérique, la comparaison met en rapport un élément inconnu (ici, la dactylo) avec un élément connu (ici, le marin), pour lui permettre de se le figurer.  
 
22. 3. 3. 3. Ainsi pourrait-ce être depuis Hadès que Tirésias décrit pour ses compagnons Grecs la forme que prendra un avenir insupportablement médiocre, tel que le mettent en scène les ébats d’une pauvre secrétaire et d’un employé avec des furoncles mais sans scrupules. Le lecteur pourrait même occuper la place d’Ulysse lui-même, puisqu’après tout c’est à lui que nous sommes habitués de voir s’adresser Tirésias. Mais alors, pourquoi cet emploi du passé ? Pourquoi cette vision du futur se donne-t-elle dans un récit au passé ? Quel est le sens de cette sorte de futur antérieur ? 
 
22. 4. Incarnant les problèmes (les rapports entre l’ancien et le moderne, mais aussi entre l’homme et la femme) dans des structures énonciatives et des personnages, mais les déplaçant, mais leur donnant une autre forme qui altère ou en enrichit la signification, on le voit bien, le poème est en train d’essayer de penser. La discontinuité apparente d’un fragment à l’autre ne doit pas dissimuler – mais au contraire, faire apparaître – l’effort noétique d’un texte qui n’a, peut-être, recours à la discontinuité des voix, des situations et des personnages, que comme à une pluralité de perspectives lui permettant, dans une sorte de cubisme narratif, de traiter – montrer, et solutionner – un seul problème.  
 
À l’heure violette, quand les yeux et le dos 
Se relèvent du bureau, quand le moteur humain attend 
Comme un taxi vibrant attendant, 
Moi Tirésias, quoique aveugle, vibrant entre deux vies, 
Vieil homme aux seins de femme ridés, je vois 
À l’heure violette, l’heure du soir toute tendue 
Vers chez soi, et de la mer ramène chez lui le marin, 
Et la dactylo chez elle à l’heure du thé, range le petit-déjeuner, allume 
Le poêle, et sort la nourriture des boîtes de conserve, 
Périlleusement disposés derrière la fenêtre 
Séchant, ses sous-vêtements caressés par le dernier rayon qui luit, 
Sur le divan s’entassent (son lit, la nuit) 
Bas, chaussons, soutien-gorge et corsets. 
Moi Tirésias, vieil homme aux mamelles ridées 
Ai vu la scène, et ai prédit ce qui suit –  
Le visiteur attendu, je l’attendais moi aussi. 
Lui, le jeune homme aux furoncles, il arrive, 
Employé immobilier d’une agence de pavillons, le regard intrépide, 
Un de ces minables à qui l’aplomb sied 
Comme un chapeau de soie sur un millionnaire de Bradford. 
Le temps est maintenant propice, il le devine, 
Le repas est fini, elle est lasse et fatiguée, 
S’emploie à l’exciter, à l’aide de caresses câlines, 
Qui, à défaut d’être désirées, ne sont du moins pas réprouvées. 
Cramoisi et décidé, il la prend immédiatement d’assaut ; 
Ses mains baladeuses ne rencontrent pas de résistance ; 
Son orgueil n’a besoin d’aucune réponse, 
Et se satisfait très bien de l’indifférence. 
(Et moi, Tirésias, j’ai tout présouffert 
Ce qui s’est joué sur ce divan ou lit ; 
Moi qui me suis assis à Thèbes contre le mur 
Et qui ai marché au milieu des morts les plus vils.) 
Condescend à accorder un dernier baiser, 
Et trouve à tâtons l’escalier, dans l’obscurité… 

                     

*et Tirésias de Thèbes, 
Tenant sa baguette d'or, me reconnut et dit d'abord : 
"Derechef ? pourquoi, toi qui naquis sous une mauvaise étoile, 
"Revoir les morts sans soleil et cette région sans joie ? 
"Écarte-toi de la fosse, laisse-moi donc boire le sang 
"Que je prédise." 
                 Et j'ai reculé, 
Et lui, fort de ce sang, a dit alors : "Ulysse 
"Retournera malgré Neptune la Rancune sur les mers sombres, 
"Perdra tous compagnons." 
 
-- 
 
Ezra Pound, Cantos, Canto I, trad. Philippe Mikriammos, 2002, p. 21-22. 


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