La Fête de la Musique 2015 commence à Genève le vendredi 19 juin à 19 heures. C'est à cette heure-là qu'un voyage musical et littéraire dans la Russie du XIXème est entrepris en gare de l'Athénée 4.
Transsibirskaïa tel est le nom de ce voyage organisé. Il évoque bien sûr le fameux Transsibérien, dont la construction est décidée, justement, par le tsar Alexandre III à la fin du XIXème, pour relier Moscou à Vladivostock.
Hier soir, ce n'est toutefois qu'un aperçu de Transsibirskaïa, qui est donné aux spectateurs. Le spectacle dure une heure et demie et l'aperçu cinquante minutes. Ce vaste aperçu est donc tout de même suffisant pour leur donner l'envie de le voir dans son entier. Car c'est un spectacle éblouissant, créé grâce au soutien du Cercle Romand Richard Wagner.
La salle de l'Athénée 4 est d'ailleurs comble, on ne peut plus comble. Les spectateurs se pressent au parterre, à la mezzanine qui surplombe la salle tout autour, sur les marches de l'escalier qui y descend. Il faut croire qu'ils se sont donné le mot et que la Russie n'a pas fini de fasciner, qu'il s'agisse de sa musique ou de sa littérature.
Le comédien Vincent Aubert a mis en scène ce spectacle et il y fait le lien avec humour et maestria entre les parties musicales et les lectures, qu'il fait dans des livres reliés, que l'usure du temps ne semble pas avoir épargnés.
Tous les patronymes russes, c'est bien connu, finissent en ov ou en ski. Sauf que le premier texte lu est de Pouchkine... Il s'agit de son autoportrait, écrit en vers et en français, où il se moque de lui-même avec esprit. Comme, par exemple, dans ces deux quatrains:
Ma taille à celle des plus longs
Las ! n'est point égalée ;
J'ai le teint frais, les cheveux blonds
Et la tête bouclée.
J'aime et le monde et son fracas,
Je hais la solitude ;
J'abhorre et noises et débats
Et tant soit peu l'étude.
Vincent Aubert presse un bouton sur le piano à queue (il le fera à plusieurs reprises pendant l'aperçu). Un jet de vapeur surgit. La locomotive s'élance, accompagnée du Chant de voyage, mélodie de Glinka, dont les notes sont jouées au piano par Ludmilla Gautheron et les paroles chantées par Sacha Michon, baryton. Cette mise en train est puissante et entraînante... comme peut l'être l'âme russe quand elle s'en donne à coeur joie.
Larissa Rosanoff incarne la Fille de neige, de Rimski-Korsakov. Snégourotchka est fille du Bonhomme Hiver et de la Fée Printemps. Ce soir, elle est tout de fourrure blanche vêtue, comme la neige dont elle est faite et qui lui donne son joli teint pâle. La voix de la soprano, pourtant ferme, transmet toute l'humaine et charmante fragilité de cette belle personne, délaissée et inconsolable, qui fondra en dansant au-dessus d'un feu de joie...
Le Chant de Méphistophélès, de Moussorgski, interprété par Sacha Michon, est celui d'une puce que le chanteur et le comédien se renvoient au gré de notes endiablées, comme il se doit. Cet échange sautillant et drôle ne peut évidemment que mal finir et la musique de Moussorgski est bien en accord avec la progression de la mélodie vers une fin inéluctable.
L'extrait de Gogol met en scène une précieuse ridicule, venue rendre visite à un peintre, qui doit faire Le portrait de sa fille. Ce passage est lu, sur le ton maniéré et sucré qui convient, par Vincent Aubert, quand il personnifie la dame:
« Vous êtes bien M. Tchartkov ? » s’enquit la dame.
Le peintre s’inclina.
« On parle beaucoup de vous ; on prétend que vos portraits sont le comble de la perfection. »
Sans attendre de réponse, la dame, levant son face-à-main, s’en fut d’un pas léger examiner les murs ; mais comme elle les trouva vides :
« Où donc sont vos portraits ? demanda-t-elle.
– On les a emportés, dit le peintre quelque peu confus. … Je viens d’emménager ici…, ils sont encore en route.
– Vous êtes allé en Italie ? demanda encore la dame en braquant vers lui son face-à-main, faute d’autre objet à lorgner.
– Non…, pas encore… J’en avais bien l’intention… mais j’ai remis mon voyage… Mais voici des fauteuils ; vous devez être fatiguées ?
– Merci, je suis longtemps restée assise en voiture… Ah, ah, je vois enfin de vos œuvres ! » s’écria la dame, dirigeant cette fois son face-à-main vers la paroi au pied de laquelle Tchartkov avait déposé ses études, ses portraits, ses essais de perspective.
Elle y courut aussitôt.
« C’est charmant. Lise, Lise, venez ici. Un intérieur à la manière de Téniers. Tu vois ? Du désordre, du désordre partout ; une table et un buste dessus, une main, une palette… et jusqu’à de la poussière… Tu vois, tu vois la poussière ? C’est charmant… Tiens, une femme qui se lave le visage ! Quelle jolie figure !… Ah, un moujik !… Lise, Lise, regarde : un petit moujik en blouse russe !… Je croyais que vous ne peigniez que des portraits ?
– Oh, tout cela n’est que bagatelles… Histoire de m’amuser… De simples études !
– Dites, que pensez-vous des portraitistes contemporains ? N’est-ce pas qu’aucun d’eux n’approche du Titien ? On ne trouve plus cette puissance de coloris, cette… Quel dommage que je ne puisse vous exprimer ma pensée en russe ! »
L'air de Ludmilla, de Glinka, n'est pas d'une grande gaieté. Comme le souligne Vincent Aubert, ce ne sont pas les gens heureux qui génèrent les opéras... Cette fois, Glinka joue sur un registre bien différent de celui où il célébrait la locomotive du début.
Dans cet air, tiré de l'opéra Ruslan et Ludmilla, transparaît toujours cette âme russe que Glinka n'a de cesse de vouloir mettre en musique, tout en la tempérant d'influences occidentales... Ludmilla, séparée de Russlan, qui lui a été ravi le jour de ses noces, c'est Larissa... qui lui prête sa voix pour exprimer les accents de son malheur et de sa solitude.
Le premier duo de l'aperçu d'hier soir est celui de la princesse Jaroslavna et du Prince Igor, tiré de l'opéra éponyme de Borodine. La princesse se plaint des absences du prince, qui, quand il est présent, ne l'est jamais très longtemps... Et, des voix de Larissa et de Sacha, naît bien palpable, au sein de ce couple princier, l'incompréhension mutuelle, propre à leurs destins contraires.
Dans l'extrait de La cerisaie, de Tchekhov, l'intelligentsia est bien malmenée, par la bouche de Trofimov, qui commence ainsi sa tirade:
L’humanité progresse, perfectionne ses forces. Tout ce qui, aujourd’hui, nous dépasse, sera un jour intelligible, familier. Mais il faut, pour en arriver là, aider de toutes nos forces ceux qui cherchent. En Russie, il y a encore bien peu de gens qui travaillent. La majeure partie des gens de ces classes cultivées que je connais ne cherche rien, ne fait rien, et n’est pas encore apte au travail. Elles se disent classes cultivées, et on y tutoie les domestiques. On s’y comporte avec les paysans comme avec des animaux. On n’y apprend rien ; on ne lit rien sérieusement ; on ne fait absolument rien. Des sciences, on se contente de parler, et on n’entend rien à l’art.
S'inpirant de poèmes d'Arseni Golenistchev-Koutouzov, la musique de Moussorgski peut être épique et terrible. Avec Le chef d'armée, c'est la Mort qui mène les troupes ... La voix de Sacha accentue ce sort funeste, qui leur est promis, en donnant aux notes martelées sur les cordes du piano une amplitude sépulchrale.
Vincent Aubert ne voudrait pas que le spectacle finisse dans le sinistre. Aussi le duo du Cosaque au-delà du Danube, signé Goulak-Artemovski, termine-t-il l'aperçu par une scène de ménage assez farce. Sacha, en cosaque débraillé, aviné, titubant, et chantant, est irrésistible. Odarka, alias Larissa, en femme qui ne décolère pas contre son homme, l'est tout autant. Elle se sert de son torchon comme d'autres le feraient de leur rouleau à pâtisserie... Elle n'épargne même pas la pianiste au passage, ni le comédien... Qui aime bien, châtie bien...
Il faut pendant le spectacle regarder les mains de Ludmilla Gautheron qui courent sur le clavier. Elles semblent avoir leur vie propre, animées du même rythme que la musique qu'elles font naître. Elles peuvent se faire puissantes, légères, sautillantes, graves, réfléchies, drôles. Elles sont elles aussi empreintes de cette âme russe indéfinissable, indicible, et qui pourtant existe.
Voilà donc un spectacle ébouriffant, tout prêt à être joué ici ou là. Encore faut-il qu'il soit connu. Puissent donc ces quelques lignes donner envie de le programmer. Et puis, égoïstement, j'aimerais bien maintenant entendre les extraits de mes chers Dostoïevski et Tolstoï et faire connaissance avec Dargomijski...
Dans le train du retour à Lausanne, une jeune femme est assise en face de moi. Elle lit un texte protégé par une fourre en plastique transparent. Sans le vouloir, d'instinct, je lis le titre du texte en haut d'une des pages levée de mon côté: c'est un clin d'oeil du destin, qui tient absolument à mêler musique et littérature, puisque c'est Mozart que je lis, une comédie musicale signée Sacha Guitry...
Francis Richard
Sites des chanteurs:
http://www.larissa.rosanoff.net/fr/
Présentation vidéo du spectacle sur YouTube: