Je pense aujourd’hui à mon père en allé bien trop jeune et qui malgré sa rudesse fut un véritable père.
Pour toi, le jeune homme, le prétendant qui a séduit ta mère n’existe pas. Ton père est tel que tu le vois, de toute éternité et pour toujours dans les siècles des siècles: massif, immense, chauve et bedonnant. Ours puissant, dur à son corps, dur à ton cœur. Mais, les soirs de musique…, il se métamorphose. Ta mère plaque quelques accords, égrène quelques notes qui montent en spirale et, tel un lasso, attrapent le brouhaha du salon et le réduisent au silence. On a reconnu l’air, on fait des ah!, des oh! oui, et la plus belle voix du monde entonne, dans un recueillement d’église, une complainte ou un aria qui chavire l’assistance. L’espace est saturé d’une ferveur sans nuances. Et toi, tu es envahie d’un amour infini pour cet homme au visage transformé, son visage de musique, qui n’exprime plus que des émotions envoûtantes, amour, passion, tristesse, désespoir, échos d’un monde inconnu de toi. Tu comprends, au silence méditatif et nostalgique des grands, qu’il convoque, par ces formules incantatoires, quelque paradis entrevu, puis perdu, et dont chacun est inconsolable. Rêve de valse, rêve d’amour… dans la pauvre maison des Chapdelaine, l’humble fille égrène son chapelet… nulle révolte en mon âme, mais je voudrais bien mourir… je ne suis qu’un blanc papillon… Tu restes seule, au seuil de quelque chose d’immense, admirative et insignifiante, inexistante au regard de ce soleil d’un soir.
Autocitation tirée de La vive douleur d’être née