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(note de lecture) Alexandre Hollan, "je suis ce que je vois", par Laurent Albarracin

Par Florence Trocmé

 
 

Hollan
Si la peinture nous aide à mieux voir, les écrits des peintres nous aident à mieux savoir ce qu’est voir, au moins pour ceux chez qui ce questionnement est essentiel et constitutif même de leur travail comme c’est le cas d’Alexandre Hollan. Questionnement inlassable, obstiné, tout au long de ces notes qui sont moins des notes d’atelier que des notes réflexives sur une pratique qui est aussi une éthique et une poétique. Quelquefois les remarques sont techniques : ce qu’est un trait, un plan, une spirale, etc. Rarement elles concernent l’histoire de la peinture. Le plus souvent, elles cherchent à comprendre comment fonctionne l’espace (la ligne, la forme, la vibration, etc.) et creusent une réflexion sur la sensation et la perception, sur le rapport que nous avons au monde et à la nature, par l’intercession privilégiée de l’arbre par exemple puisque ce motif est plus que récurrent dans l’œuvre du peintre. Notations parfois très concrètes et même physiques, organiques, parfois abstraites quand elles abordent des notions aussi peu tangibles que l’invisible, l’inconnu. Encore que c’est toujours par un engagement dans une pratique vécue avec l’authenticité d’une ascèse que sont approchées ces notions, ce qui au moins garantit que ce qui est pensé là a été vérifié dans un corps, objectivé sur le papier ou la toile. Un peintre comme Alexandre Hollan a ceci de supérieur au penseur spéculatif qu’il est toujours ramené devant le motif et tenu de se coltiner le réel.
 
Ce sont ces allers-retours incessants au fondement de sa pratique picturale qui lui permettent d’élaborer sa réflexion. Entre le regardeur et l’objet, entre le peintre et l’image quelque chose s’établit lentement qui approfondit chacune des deux instances en regard l’une de l’autre. La pénétration de l’inconnu ne se fait pas par éclats, par fulgurances ; elle vient, elle sourd plutôt d’une patiente et opiniâtre confrontation, dont témoignent des œuvres peintes où dominent l’effacement, le sombre, le flou, l’inachevé. Car l’approfondissement du réel se paie au prix de l’inachèvement, le domaine de l’inconnu ne s’entrouvre que s’il est recouvert de beaucoup de tâtonnements et de renoncement (de renoncement à faire voir cet inconnu, par exemple). La tâche obstinée du peintre n’est pas de montrer mais d’effacer. Elle consiste à favoriser un envahissement de l’invisible. Voir, pour Hollan, n’est pas percer à jour mais laisser monter en elles la nuit des choses. Son approche méticuleuse est autant un retrait, un baisser-la-garde, une considération de l’inentamable et de l’inatteignable de l’objet.  
 
Les poètes ou les lecteurs de poésie auront grand intérêt à se pencher sur ces notes parce que la relation au monde (aux arbres ou aux objets peints dans des natures mortes que Hollan préfère appeler des « vies silencieuses ») qui s’établit là s’enrichit d’un travail méditatif où ce ne sont pas les idées qui priment et prennent le pas sur la perception mais bien le réel qui est agrandi et approfondi à ce contact. Pratiquer les choses par la peinture ou par les mots, ce n’est pas seulement les coucher sur le papier, c’est d’abord les lever et les découvrir dans les choses. Il y a souvent dans ces écrits l’expérience du calme qui est décrite. Calme, apaisement, qui est oubli de soi, arrêt de l’agitation subjective, pour ouvrir la voie à l’expression propre de ce qui est. Condition nécessaire à l’affleurement de l’être. Expérience métaphysique ou plutôt transphysique : le corps de l’arbre devient celui du regardeur. « Je suis ce que je vois », dit le titre. Voir, voir vraiment, est nourriture, incorporation, respiration avec. Les échanges se font d’ailleurs à double sens : « Soudain l’arbre sort de sa forme et de nouveau se retire en elle. Il sort pour reprendre tout ce que le regard lui a volé, il emporte avec lui le regard. ».  
 
Il y a chez Hollan une éthique du dessin. « Quand la droite est juste, la courbe l’accompagne. » C’est que le trait ne doit pas retrancher, prélever arbitrairement sa vérité dans ce qui est vu. Il ne fait qu’épouser. Il épouse un mouvement qui existe à part lui, qui appartient aux lignes de forces de l’arbre (ce que Hollan nomme parfois son « sens » mais qui n’est pas sa signification ni sa structure, peut-être quelque chose qui se situerait entre cela). S’il y a une traversée des surfaces et des apparences, elle n’est pas agressive, c’est plutôt le fond qui pousse et déborde les surfaces, la profondeur qui travaille. Il s’agit moins de percer, donc, que d’effacer, de brouiller, de permettre la contamination de la surface par la profondeur.     
 
Il est fait état dans ces notes d’un certain degré de connaissance, picturale et sensible, à quoi Hollan est parvenu. C’est presque un témoignage sur une avancée humaine jusque là hors de l’expérience : « Une des joies les plus intimes est la perception de la lumière dans la matière. » Quelle est donc cette lumière intérieure à la matière ? Certainement pas la couleur, mais peut-être un accord profond entre des couleurs, une vibration qui résulte de l’interaction d’une couleur dominante et d’une autre plus imperceptible qui fait contrepoint, contrepoint essentiel en ce sens qu’il donne énergie et vie à la matière. Encore une fois il ne s’agit pas de dégager la lumière de la matière, de la lui soutirer, mais bien plutôt de l’enfouir, d’étendre le domaine souterrain qu’elle habite : « Quand la lumière de la profondeur veut échapper, sortir par un endroit plus clair, je la retiens, je la repousse toujours vers les ténèbres, pour qu’elle passe partout sous la surface. » Ainsi voir n’est pas mettre à jour ce qui est sous l’obscurité mais enfoncer le visible dans l’invisible, paradoxalement, parce qu’en effet l’expérience de Hollan semble inverser les termes visible/invisible de la proposition habituelle : « Le visible reste caché dans l’invisible, la lumière dans le noir, le vert dans le rouge, le rouge dans le vert. Je vais vers l’invisible pour voir. Vers le sombre pour trouver la lumière. » Étonnant renversement des valeurs du visible et de l’invisible. Dès lors toutes sortes d’expériences et de notations du peintre-écrivain sont possibles quant aux rapports de surface et de profondeur, d’extérieur et d’intérieur, de vide et de plein, de vitesse et de lenteur. Si la peinture de Hollan tend à la monochromie et au flou, c’est sans doute qu’elle cherche à effacer les contrastes pour redistribuer ce que ceux-ci recouvrent trop arbitrairement, par une sorte de mise en critique (sensible, non pas rationnelle ou discursive) de ces catégories du réel.  
 
La vibration recherchée dans l’espace qui naît de deux objets accolés dans une nature morte, si elle est très ténue quant au rapport des couleurs proches entre elles, n’en est pas moins décisive, violente et grave pour ce qui est du statut de l’objet peint : de chose de l’extérieur, il devient être de l’intérieur, il passe, par une respiration et un rythme, à un autre ordre d’être. Grâce à une grande clarté d’expression et malgré un goût manifeste pour la distinction et la mesure, l’auteur parvient à faire se toucher des notions diverses et des couples d’opposés tels que l’élan et la masse, la légèreté et la lourdeur, l’activité et la passivité, l’impression, l’image, le regard, la forme, le signe, le motif, la profondeur, l’émotion, l’énergie, le calme, etc. Par de multiples points de contact, ces notions s’approfondissent, s’enrichissent, se renouvellent et construisent une vision du monde extrêmement cohérente et mouvante à la fois. L’observation des arbres ou des vieux pots qui seront le motif de vies silencieuses apporte un savoir spécial lié à la sensation, un savoir qui démêle les trop vives oppositions. Alors la rapidité brasse la durée, la vastitude est le lieu d’un presque rien, la masse est traversée de vibrations. Ou encore : « la légèreté est une grande force. Elle soulève la lourdeur. » 
 
Très souvent, le dessin semble un processus qui accompagne le mouvement naturel de l’espace vers sa propre cessation ou en tout cas son apaisement : « le mouvement fluctue, court, ralentit, s’arrête. Quand il s’arrête, la profondeur l’aspire.» Cet accompagnement paraît être la règle d’or du peintre. Il s’agit non de forcer le monde pour le voir mais d’être capable de se mettre à son diapason, à son rythme respiratoire. Alors la vérité d’une forme apparaît pour ce qu’elle est : son fond qui surgit en creux – avalant la forme. C’est que l’espace n’est pas qu’un jeu de tensions, d’équilibres et de déséquilibres, de forces et de masses qui contrecarrent ces forces, d’élans butant sur des limites, il est comme voué entièrement à un inconnu, à un inconnu qui serait de connaissance, si l’on peut dire cela. Cet inconnu de connaissance, paradoxal, aspire le monde parce qu’il est profond, sombre, sourd, originel et actif. « La profondeur est la mère de l’espace », nous dit Hollan. Cet inconnu de connaissance, pour le maintenir comme inconnu et comme connaissance, il ne faut pas tenter de le dégager mais l’enfouir davantage, c’est-à-dire le cerner d’approches toutes plus précautionneuses les unes que les autres. Car il a sa racine dans l’extérieur et l’intérieur à la fois. Dans l’intériorité spirituelle et dans l’extériorité matérielle, ensemble. La recherche du calme est peut-être ce qui correspond le mieux à cette intuition : « chercher la profondeur : un lieu calme, une grotte. » La grotte est en effet le lieu ou l’intériorité et l’extériorité se rencontrent et se confondent, l’endroit d’une possible paix intérieure de la matière. À un moment, Alexandre Hollan dit très calmement ceci : « le monde extérieur est un monde intérieur. »  
 
(Laurent Albarracin) 
 
 
On peut aussi à propos de ce livre lire les notes au fil de la lecture relevées dans le Flotoir, le site personnel de Florence Trocmé. Notamment les 10, 11, 17 et 22 juin 2015.  
 
 
Alexandre Hollan, Je suis ce que je vois, Notes sur la peinture et le dessin : 1975-2015, Éditions ERES, collection Po&psy a parte, 299 pages, 25 €  
 


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