Faut-il commencer par ce "cliché" : L'Afrique, le musée de l'Homme ? Pour nous, passionnés par les arts premiers, c'est bien sûr l'ombre de la mission Dakar- Djibouti qui domine notre approche. Mais Michel Leiris est l'homme aux multiples facettes et c'est ce que j'avais essayé de montrer lors d'une conférence en janvier dernier en insistant sur son séjour en Ethiopie, la possession, le théâtre, l'Opéra... Une approche partielle, subjective, ne pouvant épuiser les points de vue !
L'exposition du Centre Pompidou à Metz nous propose 16 tableaux, certains chronologiques, d'autres thématiques.. pour tenter l'insaisissable portrait. La tâche n'était pas facile mais le résultat est probant !
Il faut dire qu'il connaissait Picasso, Masson, Miro, Giacometti, Lam, Bacon... Que d'univers fascinants susceptibles de se déployer pour concourir à ce portrait !
"Rien de mort dans cette sculpture ; tout y est au contraire, comme dans les vrais fétiches qu'on peut idolâtrer (les vrais fétiches, c'est-à-dire ceux qui nous ressemblent et sont la forme objectivée de notre désir), prodigieusement vivant." Michel Leiris in "Alberto Giacometti", Documents 1, N°4, septembre 1929.Pour Leiris, peu d'oeuvres sont capables de répondre à ce désir de fétichisme, celles de Giacometti en font partie mais aussi la Revue Nègre de la troupe des Black Birds. Cette dernière lui renvoie une image particulière de l'Afrique : celle d'un fortifiant capable de bousculer l'Européen qu'il est, encore anémié par sa propre civilisation.
Documents, le jazz et la Revue Nègre ... que de jalons importants, formateurs en un sens, avant son départ pour l'Afrique. Jean Jamin écrit dans L'Homme 39 (1999) :
« Ce ne sont pas les institutions, les rites, les mythes des peuples d’ici ou d’ailleurs qui suscitent l’intérêt des « gens » de Documents, mais le corps , la figure, l’objet, leurs transformations et déformations, en somme : leurs présentations et représentations , fussent-elles les plus lugubres ou les plus monstrueuses. En ce sens, Documents aura été une sorte de part maudite de l’ethnographie ».
Déception d'une Afrique morne où Leiris s'ennuye, puis découverte d'une Afrique "conradienne" en approchant la frontière éthiopienne :
« Voici enfin la terre des 50° à l’ombre, des convois d’esclaves, des festins cannibales, des crânes vides, de toutes les choses qui sont mangées, corrodées, perdues. La haute silhouette du maudit famélique qui toujours m’a hanté se dresse entre le soleil et moi. C’est sous son ombre que je marche, ombre plus dure mais plus revigorante aussi que les plus diamantés des rayons ». in L'Afrique Fantôme, 17 avril 1932.
"J’ai vu Emawayish en transe faire le tournoiement de tête et le battement du buste en pendule qui constituent le gouri. Je l’ai entendue d’une voix plus grave que sa voix habituelle, déclamer le thème de guerre d’Abbas Moras Worquié, entremêlé de rugissements. Je l’ai vue boire le sang. Je l’ai même vue assise, coiffée du péritoine et l’intestin roulé autour du front puis passant depuis le milieu des sourcils jusqu’à la nuque, en crête — voile délicat et cimier orgueilleux miroitant dans la pénombre avec un éclat un peu bleuté rappelant la couleur de ses gencives, teintées à l’abyssine au-dessus des dents couleur de lait".in L’Afrique fantôme 14 septembre 1932.Aussi, sur fond de théâtralité rappelant la tauromachie, d'amour impossible et de sauvagerie exotique, comment ne pas songer aux oeuvres de ceux qu'il va côtoyer, Picasso, Giacometti, Masson, Lam...
Les oeuvres de l'exposition nous éclatent ainsi au visage, comme les multiples portraits de Leiris nous répondent et que décrit en une courte formule Georges Bataille dans Le Coupable (1944) :
« Son visage aux traits accusés, marqué par une correction distante, en même temps crispé, fiévreux, blessé par le déchirement constant d'une agitation intérieure impossible, son crâne ras... forment peut-être ce que j'ai jamais rencontré de plus contradictoire: une lâcheté évidente (plus évidente que la mienne) mais si empreinte de gravité, si impossible à délivrer que rien n'est plus navrant à voir ; à la fois petit garçon en faute et vénérable vieillard, naïf marin en bordée et stupide divinité perdant une tête de roches dans l'obscurité des nuages...»
Sujet inépuisable... à lire et surtout écouter les portraits de Michel Leiris réunis sur PileFace.
Photos de l'auteure au centre Pompidou-Metz, juin 2015.
Photo 1 : © Jacqueline Picasso, Michel Leiris dansant et Pablo Picasso à la guitare, La Californie 1955.
Photo 2 : © Alberto Giacometti, Homme 1927-28, Femme 1928-29, Tête qui regarde 1929, Homme et Femme 1928-29.
Photo 3 : © Eli Lotar, Danseuses des Lew Leslie's Black Birds dans leur loge au Moulin Rouge, juin 1929, © Centre Pompidou.
Photo 4 : Oeuvres africaines, mission Dakar-Djibouti, © Musée du Quai Branly.
Photo 5 : au premier plan , le dieu Gou , © musée du Quai Branly.
Photo 6 : © André Masson, Portrait de Michel Leiris, 1939.
Photo 7 : © Jean-Michel Alberola, Fantôme de Michel Leiris, 1994