
Pauvre amie, pauvre cigale, ce coeur froid et cruel

ne t'est-il pas plus difficile à supporter que le gel de l'hiver ?Je n'ai jamais beaucoup aimé la fourmi. Depuis mon banc d'école, je l'ai toujours trouvé terriblement antipathique. Elle, ses pantoufles, sa sécurité bien-pensante, sa condescendance. Alors que la cigale! La cigale, mes enfants, est un personnage flamboyant. Depuis des siècles, elle a fait l'objet d'un opprobre que je considère très injuste. On la juge et on la condamne parce qu'elle représente la paresse, l'insouciance, l'irresponsabilité. Pourtant, il n'est pas dit qu'elle n'a rien fait. Lafontaine écrit qu'elle a chanté tout l'été.
Et n'est-ce pas qu'il est agréable d'entendre chanter les cigales en été ? N'est-ce pas là son job premier qui va de pair avec son caractère ? Elle a chanté!
La cigale avait donc son public, et elle n'a rien fait d'autre que d'égayer le monde à sa façon, avec sa nature et son talent. Son seul tort peut-être a été de ne pas avoir eu d'agent, ou alors c'est un incompétent ou un arnaqueur qui s'est occupé de ses cachets.Je suis certain qu'elle a charmé les gens, la cigale, parce qu'elle est belle, elle sait s'apprêter, elle sait donner de la voix, elle sait charmer.
Combien d'auditeurs a-t-elle rendu heureux, ne serait-ce que l'espace d'une après-midi?
Et ce bonheur-là, estival, doux et léger, qui peut dire qu'il n'a aucune valeur?
Il reste à tout jamais enraciné dans le souvenir des gens, et il leur réchauffe l'esprit lors des longues soirées de givre.
Tandis que la fourmi...
Egoïste, autosatisfaite, cynique, enfermée à double tour dans sa maison, insensible à la misère du monde, elle savoure la souffrance d'autrui comme une affirmation de sa supériorité.
Fourmi, je te plains, tu ne goûteras jamais au bonheur du partage et de l'amour... Crève, crève, dans ta demeure, abreuve-toi de tes richesses, de tes possessions, de ton être vieillissant et pourrissant... La cigale ne chantera pas pour toi. Ou peut-être un peu seulement, à ton enterrement.