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(note de lecture) Eugène Savitzkaya, "à la cyprine" et "Fraudeur", par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

Eugène Savitzkaya est de la famille des écrivains discrets, lointains, solitaires, qui, tel Pierre Michon, œuvrent avec patience et parcimonie, pour ne livrer que le meilleur d'eux-mêmes, et ne point céder aux sirènes de la renommée faite de romans annuels et de saison. Il est de la famille de l'ombre, mais de l'ombre active, qui s'active. Depuis Fou trop poli, paru en 2005, aux éditons de Minuit, Eugène Savitzkaya a très peu livré. Un roman, Fraudeur, et un livre de poèmes, À la cyprine, surgissent de son long silence, un silence qui se veut patience au rythme de la patiente nature que célèbre avec joie non dissimulée l'auteur. Ces deux livres se répondent l'un à l'autre : " Souvent le fou se pose cette question : qu'y a-t-il de plus chaud ? L'intérieur du vagin ou les couleurs de la vulve étalée dans sa splendeur par les coups de langue de l'humble butineur de cyprine ? ", écrit-il dans le roman. Entre comptines et contes coquins, un peu fatrasiques, parfois ritournelles, les poèmes d'À la cyprine folâtrent allègrement dans la langue, y sautillent avec légèreté et presque ingénuité, tout en rusant avec nous autres, car, étourdis, on en vient à ne plus savoir en quelle danse nous sommes entraînés, sur quel pied danser. Le nonsense se mêle à la réalité crue. C'est la danse du fou, où la gravité du monde devient légèreté. On retrouve le fou, le fou civil, le fou trop poli, le fou qui fraude, qui " s'est détaché de la matière cosmique qui l'emprisonnait dans sa gangue de boue " (Fraudeur). En fin de son roman, l'auteur-narrateur-personnage nous livre la clef de l'ermitage littéraire d'Eugène Savitzkaya : " Le fou s'est défait de sa personnalité qui n'est qu'un habit d'apparat, une peau prétendant à la magnificence ; il s'en est débarrassé comme d'une mue de serpent. Elle l'a aidé à se délivrer de toute chose ; à présent, elle lui est inutile. Il a sacrifié sa condition humaine. Il n'espère plus rien. Il a aboli à jamais la création. Il en a mélangé toutes les formes dans une même marmite pour en faire un bouillon primordial. [...] Cessons d'être ce qu'on est, le Cosmos tend au repos. Cessons de nous laisser penser, penser. " C'est cela, frauder, chez Savitzkaya : penser sa vie. Au moyen d'une langue sensuelle et crue, l'auteur butine dans ce que la nature offre pour y puiser joie et force de détachement et créer ce " bouillon primordial " où poésie et fiction sont savamment mélangées. La nature, la vie à la campagne sont re-sources d'énergie, une énergie cosmique. Le narrateur du roman semble être né à 15 ans, en cet âge où les sens s'ouvrent à l'érotisme bucolique, à l'érotisme charnel ; l'adulte est libéré des empêchements, l'érotisme touche aussi bien l'inceste que l'homosexualité et la zoophilie, débarrassé des carcans, Savitzkaya, métaphoriquement, célèbre l'excitation d'écrire sans contraintes. Il y a quelque chose du pansexuel, dans les orientations du narrateur de Fraudeur. Le fraudeur, c'est le narrateur, qui passe en fraude de la réalité à la fiction, est attiré par le sexe de tout corps vivant, sans distinction, car tout sexe de corps vivant est vie. L'éveil au sens en l'âge adolescent revient comme en contrecoup voluptueux, fantasmagorique, halluciné, en mémoire du narrateur-auteur, c'est l'âge des découvertes fantastiques. Aussi bien dans l'un comme dans l'autre des deux livres, il y a gourmandise, une gourmandise à partager : le narrateur du roman use maintes fois du " nous " d'invitation, et à partager ses appétits (les nombreuses recettes de cuisines parsemées dans le roman font acte de métaphore soulignant cela). Si les poèmes d'À la cyprine ont parfois une tonalité enfantine, ils ont ce caractère joueur de l'enfant avec le jouet " mots ", de l'adulte produisant l'effort non visible pour ramener à soi la joie créative, " Mais, sans la cyprine, point de bonheur en ce monde, ni d'appétit " ; la sève naturelle, la sève du monde est celle recherchée par le biais d'écrire ; " Un con énorme danse devant ses yeux ". Fraudeur évoque père, mère, frère, enfance paysanne, est le roman des sensations fondatrices, composé de courts chapitres comme des captations de temps sensuel, de souvenirs fragrants. De la dureté paysanne, le narrateur du roman en fait un cycle de vie ; la merde, le fumier, l'égorgement relèvent du cycle naturel. Le fou aspire à la sagesse cosmique. L'univers du fou est peuplé d'animaux de toutes espèces, d'animaux respectés pour leur apport au cycle de vie, " les plus belles araignées, les plus dodues, noires et très poilues vivaient dans la cabane aux lapins ou dans le poulailler où elles décimaient allègrement un grand nombre d'insectes parasites, rendant de cette façon un immense service à l'éleveur qui prenait grand soin de ne jamais enlever leurs toiles lorsqu'il nettoyait les lieux. " Fusion du macrocosme et du microcosme est aspiration de l'écrivain, afin de baigner sereinement dans ce bain de fusion.
Jean-Pascal Dubost
Eugène Savitzkaya
À la cyprine
&
éditions de Minuit
11,50€ et 14,50€

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