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(note de lecture) Antonio Rodriguez, "Big bang Europa", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Nul doute que ce titre tire l’œil par les temps qui courent, dans la confusion des nouvelles et des opinions à propos d’un « Grexit »,  « Brexit », « Hongrexit »… Mais ce serait oublier qu’un livre de poésie ne s’écrit pas en quelques mois ; s’il ne peut être que de son époque, il ne rejoint l’actualité journalistique que par coïncidence. Néanmoins ce titre ouvre bien l’espace continental d’un coup et dans un grand bouleversement, sans que l’on puisse trancher à ce stade entre naissance et apocalypse, début ou fin d’un monde. On attend de l’épique, du bruit et de la fureur, des perspectives vastes, poétiquement surprenantes. On aura  tout cela, assez pour que ce livre soit remarquable par la singularité, l’originalité de ses choix et des tensions qu’il met en œuvre.  
 
La composition d’ensemble est à la fois stricte et signifiante : d’un prologue à un épilogue en passant par deux parties de trois sections chacune. Mais la chair du livre est constituée d’un seul flux verbal distribué en séquences fortement unifiées d’une dizaine de poèmes en prose virgulée dont aucun ne dépasse la longueur d’une page. L’emploi exclusif de la virgule comme ponctuation donne cette impression de lire un courant continu de langue ; c’est renforcé par un jeu de reprises anaphoriques au début du poème et dans le corps du poème lui-même. L’usage du dialogue ou du discours participe aussi à donner au texte un caractère oral, sonore, même si les marqueurs du langage oral familier ne sont pas présents. On peut entendre ce livre comme un long soliloque intégrant d’autres voix, selon les séquences. On pourrait penser à un langage théâtral, mais ce serait comme un théâtre mental, sans mise en scène autre que celle d’une parole seule dans l’espace de la page, sans souci de représentation. 
 
La dimension épique existe bien, au moins dans l’évocation d’un monde entraîné dans le chaos des guerres passées ou à venir, ou bien dans celle d’une Europe contemporaine anonyme et stérile, épuisée. Ceci n’est pas développé en fresques historiques et panavision, on le voit à travers une famille (je/tu du couple et « les enfants », « les petits »). Le Prologue  du livre est constitué par une série de scènes cauchemardesques : la famille fuit dans un exode qui rappelle celui de la seconde guerre mondiale : « nous n’y retournerons plus, c’est perdu, tout est perdu derrière nous, le continent brûle et nous sommes épuisés » (p12) ; dans une autre scène, ils sont poursuivis par « cette meute d’hommes et leurs chiens qui nous chassent (…) ce n’est pas de l’humain là derrière, c’est du mal, tu sais, du mal qui ne se voyait pas en temps de paix » (p15). Sans être aussi cruel, le monde d’aujourd’hui est aussi inhospitalier: « le temps des ventres n’est plus, tout le monde travaille ici, personne ne se reconnaît ni ne se salue, il nous faudrait vivre autrement, c’est déjà la nuit, la fission, les enfants ne viennent plus, ils ne veulent plus forcer les hanches, ils ne veulent plus de la civilisation qui se construit par-delà les hanches » (p31). Histoire destructrice ou histoire épuisée, c’est une rêverie sur un monde crépusculaire, sous-jacent à la vieille Europe. Cette vision sombre monte vers l’avant-dernière séquence du livre, Salve Regina, à travers une prosopopée : « dans son tombeau, elle dit, cette Europe, c’est moi, décomposée et qui repose, elle dit, c’est moi ta mère qui jadis t’ai essuyé au continent »… (p71) Cette dizaine de pages ne manque pas d’emphase mais c’est pour aboutir au même point : une violente critique des tentations suicidaires de la vieille Europe (cf . p76), parvenue à « l’âge de l’horizontal sans horizon, tu vois des plaines partout, du plafond partout (…) sans les sommets, sans le soleil, dans la brume persistante »(p79). 
 
Face à ce risque mortifère et cette impasse historique, dénoncés sans simplisme (cf. l’agonie du père dans la maison de retraite, dans la séquence Prose papy), le repli sur le noyau familial apparaît comme une issue, un possible bonheur, individuel certes mais réel, par opposition au naufrage du collectif. Et c’est la femme (compagne, épouse et mère) qui opère ce retournement : elle est présente tout au long du livre, depuis la première rencontre « jadis au musée » (p91) devant une crucifixion (pp 37 à 48) jusqu’à l’Epilogue. Dans ce Happy end, c’est elle qui ramène le poète au quotidien de la famille, avec tendresse : « c’est noir tout ça, tes textes, tu dis, le réel, avec ta voix douce de femme » (p83), « tu dis, nous sommes heureux, avec ta voix douce, tu parles ainsi, tu me dis, « et toi ? », j’acquiesce, je crois que j’acquiesce, j’acquiesce et je dis « je crois » » (p85), « tu dis, « tu vois, tu peux », quoi, « faire un happy end », doucement à sa façon » (p87)… Cette fin du livre ne lève pas toutes les ombres, mais elle présente un apaisement  avec les enfants qui rient et « ne savent pas », une célébration possible du maintenant dans la crainte  de l’avenir. 
 
Antonio Rodriguez propose une vision du monde désenchantée mais pas désespérée, et il en va de même pour la poésie. La section du livre intitulée Orphée plomberie est une sorte d’art poétique étrange, en réponse à une question-leitmotiv du père : « à quoi ça sert ? ».  Et c’est d’abord un grand rire fou qui fuse : « il dit, c’est ce que les autres pensent, tout le monde le dit, « à quoi ça sert ? », et on rit, on rit de rire ensemble, tandis que le continent fuit, (…) tandis que le continent s’effondre, on rit, « à quoi ça sert ? », cette syntaxe de plombier, avec ces proses engorgées, ces outils rudimentaires, tandis que le continent prend l’eau  » (p61). Poésie dérisoire face aux enjeux d’un monde qui craque. Cette conscience entraîne le refus de la « poésie digestive », de la « poésie bonne nuit » (p62), et un regard ironique sur une poésie mondaine et vide (cf. la scène acide face au poète mandarin p66). Mais la fin de la séquence redresse la barre et indique une poésie encore possible, même si fragile face au réel et à l’histoire : « ici, boum, tu entends, ça vient du fragment, tout cela collé à la page, chair matière chair, la main comme le bœuf qui avance sur la terre, les sillons derrière, et boum devant, le continent du charbon et de l’acier, avec sa gueule barbouillée face à l’Histoire, et moi uniquement avec ceci : de l’homme souillé et savant qui s’ouvre vulnérable comme un livre » (p68). 
 
Ce livre est peut-être fou et juste à la fois dans son projet, complètement maîtrisé dans la forme qu’il établit. S’il pose poétiquement l’impasse historique présente, et une sorte d’écrasement de l’individu, il affirme aussi le poème comme espoir maintenu, même en veilleuse. C’est presque la fin du livre : « il y a entre toi et moi l’histoire des hommes, il y a sur ta peau l’amour des femmes pour les hommes, les labours, les salons, les usines, je les sens dans tes mains, il y a entre nous la lutte de ceux qui nous ont donné le monde, beau et éphémère, comme ils furent beaux et éphémères, autour de nous, le continent vibre, j’acquiesce et je dis, nous sommes heureux » (p85). On en revient, malgré tout, à l’anaphore qui guide les premiers poèmes de la section I,1 : « tout n’est pas perdu ». On peut être lucide sans être nihiliste. 
 
[Antoine Emaz] 
 
Antonio Rodriguez 
Big bang Europa 
Editions Tarabuste 
100 pages – 12 € 
 
 
 


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