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(note de lecture) Emmanuèle Jawad, "Plans d'ensemble", par Sanda Voïca

Par Florence Trocmé

Dans la convection poétique d'Emmanuèle Jawad


(note de lecture) Emmanuèle Jawad,
Selon l'auteure, ce recueil écrit il y a déjà trois ans précède un livre qui sera publié prochainement intitulé Faire le mur (éditions Lanskine, décembre 2015). Plans d'ensemble (titre en référence conjointement au plan-format filmique ainsi qu'aux lieux cartographiés) annonce, dans sa dernière section, ces murs qui deviendront le motif principal dans le livre suivant. Les séparations hantent déjà Plans d'ensemble... Son écriture s'est faite alors que l'auteure faisait différents séjours en Allemagne (Berlin, Leipzig et Dresde non nommée mais présente - qui est cette ville " maquettée " neuve reconstruite à l'identique... Prague également ...L'idée, selon l'auteure, était de " monter ", d'assembler lieux / éléments photographiques, filmiques.
Nous avançons, dans ce livre, comme un réalisateur de film, parti pour faire des repérages, vidéos ou photos, l'accompagnant même de très près, derrière son épaule / sa tête / son souffle... En apparence, les poèmes sont un " récit ", celui d'un voyage à l'Est de l'Europe, le nom d'une ville apparaissant en toutes lettres, à plusieurs reprises - Leipzig -, d'autres sous-entendus : Berlin (pour le Mur), ou Dresde (sa reconstruction presque intégrale après la deuxième guerre mondiale)... Alors l'Histoire plutôt récente et ses " moments " sont incontournables : la chute du Mur, les conséquences de la réunification des deux Allemagnes... Mais il ne faut pas se tromper : ce n'est pas un roman, ce que nous lisons : même si le mot " récit " apparaît dans le recueil dans deux-trois occurrences. Le titre le confirme -, c'est un film qui en apparence serait à faire ensuite... avec les " morceaux " obtenus dans cette quête, sans fin - mais non sans but : donner une cohérence à des choses qui n'ont pas arrêté d'être déstructurées et qui continuent à l'être ! Mais il y a aussi son opposé, ses opposés : la construction et la reconstruction. La construction permanente dans une ville (son renouvellement) et la reconstruction à l'identique (ou presque) d'une ville complètement détruite, comme Dresde, à la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais la limite entre construction-destruction est difficile à établir. Un des sens du mot " frontière ", avec ses nombreuses occurrences dans le livre, pourrait être aussi cet essai de limitation entre le nouveau et le passé. Les frontières, non seulement entre le passé et le présent d'une ville, mais également entre les pays, entre le passé et le présent d'un être, entre ses états d'âme, si glissants.
Comment décrire une réalité ? Quelle phénoménologie pour y arriver ? Quelle méthode ? Quels " outils " ?
Les procédés cinématographiques ou photographiques, nous disions, en repérage pour un prochain film, mais qui finalement n'est pas fait : le film est cette quête même du film. L'importance du cinéma est flagrante - et les mentions dans le texte de deux réalisateurs, comme Jim Jarmusch et Alfred Hitchcock l'indiquent.
Alors : plans d'ensemble, changement de focales, coupes, " rapprochement soudain " (p.11), " un liseré au bas des tirages " (p.12), surimpression, enchaînement, image, photographie, " ambiance sépia ", " séries d'images " (p.14), " la pellicule grattée " - et ici comment ne pas penser à Isidore Isou et à sa pellicule grattée, entre autres, au " Traité de bave et d'éternité ", d'autant que ce tercet, du poème 5 de la première partie, ne peut qu'étayer notre pensée :
modifications volontaires, une prise d'eau, dans une tournure expérimentale,
la pellicule grattée projette des éléments visuels non formatés au mur,
une tache irrégulière rayée tourne en boucle fluide
(p.15)
Mais continuons la liste, sans prétendre qu'elle soit exhaustive, du vocabulaire cinématographotographique (pardon pour ce barbarisme) : gros plans, " matériau de prise ", arrière-plan, reprise, essais, scène, " plan-séquence d'une durée longue ", montage, plans fixes, " portraits d'Anna coupés à hauteur d'épaule ", " poursuite panoramique ", " rendus flous ", flou, plan arrêté, plan-séquence, plan frontal, contrechamp, négatif gratté, rez-de-lumière.
Remarquons ici que tous les poèmes ont une structure fixe : deux strophes de 5 vers et un tercet. Et tout ce lexique cinéma-photo apparait le plus souvent dans les tercets et dans le titre de la deuxième partie, " films, déplacements ". Mais pas exclusivement : dans les cinquains (ou quintils) il y en a d'autres, ainsi " contre-plongée, extérieur jour, plan long, réfraction, refroidissement de la focale " (p. 37 " effet d'optique ").
Le projet de film est évident donc - et annoncé : " le projet d'un film, des photographies en amont / prises " (p.28) - et avec un dessein aussi très clair : " [éclats dans] la mise en œuvre / du récit [...] " (p.28) Un récit finalement détourné : " le détournement de repères ". (p.33)
Et sans que cette technique soit mentionnée dans le texte, nous sommes aussi en plein " found footage. Cette technique - qui signifie littéralement " enregistrement trouvé" - est en fait un procédé cinématographique qui utilise une caméra subjective. Le film consiste à montrer des images filmées par les protagonistes eux-mêmes. " Voir aussi " [...] bougé pris / caméra sur l'épaule " (p. 18)
Le plan d'ensemble, selon la définition cinématographique, suppose avoir à la fois un cadre, un paysage, et des personnages... Le mot " ensemble " revient à maintes reprises, les occurrences varient sans cesse " l'agencement des plans entame la fluidité ".
(1, p.11) " [...] un agencement / par saisies brèves d'un loin " qui " rapproche ". (3, p.13)
Dans une " dispersion des lieux ", " il s'efforce // d'en tenir les faits ensemble ". (18, p.28). " Venir tenir lieux ensemble " (2, p.32). Cette visée est permanente : " une prise d'eau encercle l'ensemble ". (3, p. 33) Tout l'effort, toute la démarche - " l'expérience comprend / une succession d'essais " pour une " tenue en équilibre " qui " s'opérait sur des zones instables ", menant à un " corps amoindri ", qui " se raréfiait / au point d'assemblage " (4, p.34). A " une fuite courante ", on oppose " une organisation nécessaire au préalable " (6, p.36).
Le plan d'ensemble est l'écriture même de chaque poème.
Cette volonté de tenir ensemble, tenir les faits ensemble, contre la dispersion, la fuite du monde même, nous a paru le soubassement de l' ars poetica central du recueil. " Venir tenir lieux ensemble " (2, p. 32) ne se fait pas sans les détourner, à la puissance deux même, car après avoir enregistré des " faits ", il y a " le détournement de repères ", " l'unité démise de ses jonctions " (3, p. 33).
Un jeu ancien-nouveau.
Une poésie nouvelle - et à laquelle correspond un " temps neuf " :
le défilement embraye sur une adjonction de plans fixes,
photographies d'archives, flux argentiques à débit lent rehaussés
à l'emprise d'un temps neuf
Et aussi celui-ci : " un agencement / par saisie brèves d'un loin " qui " rapproche "
(p. 13)
Nous sommes dans une " recomposition baroque " (p.13) du réel, et non seulement du " centre historique qu'une marge de ciment / cerne " (p.13), d'une des villes présentes dans le livre. Et ici il faudrait préciser dans quel sens je prends le mot baroque (si vaste). Je m'arrêterais donc sur l'importance du mouvement, quiinfluence tout le reste : mise en cadre, regards, etc. Le mouvement - tout est (en) mouvement, mais il ne s'agit pas d'un maelstrom, ou d'un vertige, mais plutôt d'une... convection : dans chaque strophe, dans chaque poème, des mouvements surtout verticaux et horizontaux. Nous sommes plutôt en plein transport : nous sommes emportés, nous faisons aussi, concrètement, le voyage et les repérages en même temps que les protagonistes du récit, également dans le transport comme métaphore : tout le recueil s'avère, à travers ces mouvements concrets, un glissement permanent d'un sens à l'autre du mot " voyage ", d'un sens touristique, disons, à celui de l'écriture du livre. Et réciproquement, l'un faisant avancer (vers) l'autre.
Et si ces plans d'ensembles sont essentiels, ils ne le sont que " noircis par le geste ". L'écriture comme geste fondamental de noircissement (couvrement) du réel ?
La poésie, selon Emmanuèle Jawad, pourrait aussi être vue comme une " photographie [qui] déploie / ce que les angles détournent, affaiblissent " (p.13)
Et si " la transformation de la ville, par l'accès ferré [...] s'émancipe d'une tenue au centre resserrée " (p. 14), la poésie de l'auteure pourrait aussi être vue comme une émancipation des anciennes formes d'écritures...
Et pourquoi la poésie " ne serait [-elle] que chambre d'échos d'un réel sur le vif " (8, p.18) ?
Le réel est une " abondance d'états de fait mise à distance ou " un recul saisi / dans l'abandon d'une idée fixe " (9, p.19).
Parler ici de cet autre paradoxe : la froideur (apparente) du livre minée par une chaleur profonde, sortant de l'écriture même du portrait d'Anna au centre, de cette recherche-quête entêtée " [...] une sensation chaude entachait / la vision [...] " (14, p.24).
Une " redondance visuelle " (p.14), un retour sur les lieux, " les propositions de trajets infinies " (p.15) : impossible de ne pas penser à " L'Année dernière à Marienbad " d'Alain Resnais : un même espace-temps labyrinthique, à la fois réel et mental, difficile à fixer (démêler).
Cette formule, " un état de siège ou de fait " (p. 12), reprise à d'autres endroits, pourrait être une (autre) définition de la poésie.
Nous ne tournons pas en rond, non, car être aux aguets conduit toujours " ailleurs ". Où donc ? De quel lieu s'agit-il, en fait (dans " l'épuisement d'un lieu ") ? Une cartographie, visible (reconnaissable) mais jusqu'à quel point réelle ?
Cet autre " projet " dans le projet est celui d'un portrait - celui d'Anna - qui nous paraît central dans l'écriture du livre. Le portrait est aussi important et prenant que le reste des repérages : " il conserve les traces du portrait, / fonte de ses contours progressive à l'air d'ambiance sépia " (4, p.14). C'est un " il " qui agit, qui prend des vues ou des photos d'Anna. ... Un " il " vraiment extérieur, ou un alter ego ? Dédoublement ? Là où " il " apparaît dans les vers, Anna n'est jamais loin. Récit d'un couple. D'une histoire d'amour. D'une grande histoire d'amour. Une séparation qui a tourné en unification et / ou le contraire : cela revient au même. Et comme tout amour, il ne peut être vraiment dit, alors les moments de rupture, de trou dans le texte sont fréquents. L'insistance dans cette réalisation du portrait d'Anna - un détail, et encore un, épaule, habits, regard, mouvement, parties du visage, regard(s), etc. ce n'est qu'essai infini de fixer l'amour. Mais il ne cesse d'échapper (comme ne cessent d'échapper la fixation d'une ville en images, d'une vue quelconque, d'un souvenir marquant, etc.)
L'histoire - de l'Europe, de l'Europe de l'Est, la chute du Mur, la reconstruction de Dresde après la deuxième guerre mondiale, la guerre froide, l'accès aux archives - est aussi, comme la poésie, une question de strates. De mémoire, d'abord, donc. Et la poésie n'est jamais loin de la... politique.
Emmanuèle Jawad a utilisé, dans l'ensemble du recueil - divisé en trois parties - des poèmes à structure identique : 13 vers, groupés dans 2 strophes de 5 vers et un tercet. Cela peut faire penser à ce poème à forme fixe, le rondel, bien que les rimes ne soient pas là, ni les vers qui se répètent, mais il y a beaucoup de syntagmes récurrents. Leur répétition - au-delà de les statuer en leitmotiv, donne cette impression de rondel, malgré tout ; une musicalité gagnée autrement, par un flux, une fluidité (évoqués dans le texte des poèmes même). Comme la répétition de ces syntagmes : " un travail d'archives et d'actualités " : 17, p. 27 ; p. 28 (18) ; p. 36 (6) ; " un cumul d'archives et d'actualités " : 10 (p. 41) ; la variante " amalgame du neuf et de l'ancien " (12, p. 43) ; " un rassemblement d'archives et d'actualités " 15, p. 45).
Et chaque poème est un socle. Un poème-socle comme un autre essai de marquage : " la signalisation reprenait en terrain vague " (4, p. 34) ? Un sol que l'auteure, finalement, marque : " Anna marquait les sols " (4, p.34) Des poèmes-socles que l'on pourrait ainsi combiner à l'infini !
(Sanda Voïca)Emmanuèle Jawad, Plans d'ensemble, PROPOS 2 EDITIONS, collection propos à demi, 2015, 76 pages. Couverture de Valérie Buffetaud.


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