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70 ans de Série noire 1970-1974

Par Pmalgachie @pmalgachie
La nouvelle génération d'auteurs français de polars débarque à la Série noire. Dans cette tranche de cinq ans, voici donc Jean-Patrick Manchette, Jean Vautrin et A.D.G. Rien que cela... Clifton Adams, Du rif pour le shérif (n° 1330, 1970) 70 ans de Série noire 1970-1974 Barstow était allongé sous le jujubier depuis deux jours quand Morrasey le découvrit. Pendant quarante-huit heures, Barstow n'avait cessé de prier fiévreusement pour que quelqu'un, n'importe qui, passe par là et l'aperçoive. Il savait qu'il avait la jambe cassée, et que la gangrène s'y était déjà mise. Il était brûlant de fièvre et il se rendait compte qu'il n'avait pratiquement aucun espoir de survivre un jour de plus si on ne venait pas le secourir. Jamais il n'avait autant souhaité voir un visage humain, entendre une voix humaine... Mais il n'avait pas prévu quelqu'un comme Morrasey. Même de loin, Morrasey avait quelque chose de sinistre. Il apparut brusquement au sommet d'une dune, à quelques centaines de mètres de là. Barstow l'appela d'une voix éraillée. Morrasey resta planté sur sa colline de sable comme un épouvantail dégingandé. Barstow cria plus fort : — A l'aide, par pitié! Le type resta immobile. Il avait sûrement aperçu Barstow et il avait dû se rendre compte que celui-ci se trouvait bien mal en point, mais plusieurs minutes s'écoulèrent avant qu'il se décide à bouger. Il descendit la dune du pas lent et régulier des laboureurs, disparut dans le lit desséché d'un arroyo, et réapparut beaucoup plus près. Le sentiment d'euphorie qui avait submergé Barstow se dissipa d'un coup. Jean-Patrick Manchette, L'affaire N'Gustro (n° 1407, 1971) 70 ans de Série noire 1970-1974 Henri Butron est assis tout seul dans le bureau obscur. Il porte une veste d’intérieur à brandebourgs. Sa figure est pâle. Il sue lentement. Il a des lunettes noires sur les yeux et un chapeau blanc sur la tête. Devant lui, il y a un petit magnétophone, qui tourne. Butron fume de petits cigares et parle devant le magnétophone. Il trébuche sur certains mots. La nuit est assez avancée et le silence total autour de la demeure, éloignée du port de Rouen. Butron a terminé. Il se lisse la moustache et arrête le magnétophone. Il rembobine l’enregistrement. Il a l’intention de l’écouter. Sa propre vie le fascine. La poignée de la porte grince. Butron bondit du fauteuil. La sueur jaillit de son front comme d’une olive pressée l’huile. La porte ne s’ouvre pas aussitôt parce que la serrure est fermée. Butron hoquette. Il n’y a aucune issue au bureau, que cette porte. Il aurait dû s’installer dans une autre pièce. Il est trop tard pour y penser. Quelqu’un envoie un coup de talon dans la porte, à la hauteur de la serrure ; ça casse, c’est ouvert. Butron essaie niaisement de s’incorporer au mur opposé. Il veut y enfoncer son dos. Ses mains griffent le papier à fleurettes, ses ongles pénètrent le plâtre qu’ils éraflent, ils se cassent. Donald MacKenzie, Dormez, pigeons... (n° 1481, 1972) 70 ans de Série noire 1970-1974 C’était la fin d’une de ces tristes journées qui séparent Noël du Jour de l’An. Une espèce de neige fondue tombait depuis le matin et, dans King’s Road devenue un torrent de boue, les nombreuses voitures éclaboussaient les passants moroses. Depuis six heures, je regardais la télévision avec Sophie. J’avais baissé le son qui n’était plus qu’un murmure, et éteint la lumière du living. La neige tourbillonnait autour de la centrale électrique éclairée sur l’autre berge du fleuve. De temps en temps, le faible gémissement d’une sirène de remorqueur pénétrait dans la pièce. Nous étions chauffés par un radiateur électrique en forme de bûche et nous avions une illusion de bien-être. Une illusion, rien de plus, car un appartement de deux pièces n’a rien d’idéal pour vivre paisiblement avec une petite fille de sept ans. Mais c’est à peine si je me rappelais avoir vécu autrement. La mère de Sophie avait été entraîneuse aux Downtown Follies. Le mariage qui avait suivi son examen de grossesse positif fut une grossière erreur pour nous deux. Nous nous séparâmes exactement quatorze heures plus tard et je ne la revis plus jusqu’au jour où elle débarqua chez moi dans une voiture de location, près de deux ans après, pour me fourrer dans les bras une petite fille aux couches mouillées, en m’informant d’un ton vachard que je devais assumer mes responsabilités. Sur quoi, elle disparut dans la nuit. Quarante minutes plus tard, elle partait pour l’Australie avec un représentant en pompes à eau. Et personne n’a plus jamais eu de ses nouvelles. Jean Vautrin, A bulletins rouges (n° 1611, 1973) 70 ans de Série noire 1970-1974 C’est pas difficile, ils l’ont ratée, leur ville moderne. Et toute leur grande ceinture parisienne idem. On est bien placés pour en parler. On y habite. C’est pas en plantant des conifères sur les toits des achélèmes à onze étages d’altitude qu’on arrange le coup. Ils nous feront quand même pas prendre des thuyas pour la forêt vosgienne. Tout se ressemble. Toujours la même rengaine. Un balcon pour faire sécher les couches des mômes. Un living meublé en suédois deuxième choix. La télé pour nous asphyxier. Une plante caoutchouc pour ne pas devenir dingue. Et des rues. Larges, longues, droites. Rien qu’à nous, la plupart du temps. Elle n’est pas tout à fait finie, leur cité merveille. Dans les derniers chantiers se dressent encore des grues. Plus loin, déjà réconfortants, des panneaux jalonnent les avenues coupées à angle droit. Ils ont le culot d’afficher amicalement : Ici, on en est aux fleurs. Total, les pâquerettes ne sont pas encore certaines de s’acclimater à la terre rapportée des plates-bandes, qu’il y a déjà 80 000 lapins dans les clapiers à loyers modérés. Ils viennent de partout. Des Causses, d’Algérie, de la Martinique, du Mali et même de Belleville. Mais qu’ils soient noirs, jaunes ou rouges, ils partent tôt le matin et reviennent seulement le soir pour dormir. A.D.G., Notre frère qui êtes odieux... (n° 1662, 1974) 70 ans de Série noire 1970-1974 Simon était étendu à côté de la grosse putain, à peine repu. Jusqu’à un certain point, il n’avait guère confiance dans les femmes et on pouvait le comprendre. Depuis l’histoire de ce vieux Samson pourri avec sa gueule de raie et sa conne la mère Dalila qui profite de son sommeil pour lui chouraver son Colt ou quelque chose comme ça, qu’après ce vieux de con de père Samson, au lieu de s’argougner une chouette pépète à camembert Thompson ou un P. M. Uzi comme le mec sérieux qui connaît son boulot, il dessoude les affreux à coups de mâchoire d’âne, vous parlez d’un drôle d’outil, depuis donc l’histoire de ce vieux cave pourri, Simon craignait de pas pouvoir être totalement en confiance avec les grognasses et on verra qu’il avait bien raison. — Tu veux une sèche ? — Hon ! Comme ça elle causait, cette morue, le doulos St Pierre lui aurait – ce qu’à Dieu ne plaise, nom de nom ! – proposé illico la botte ou le Paradis, elle aurait répondu : — Hon ! Simon pouvait en déduire que les bonnes femmes, ça a pas de conversation pour tout dire, ou alors que leur conversation – il pensait ça, mais jamais il avait pu en écouter de vraies conversations de bonnes femmes – ça se réduit à des machins et à des trucs sur la mode ou sur les entrailles, les ovaires pour tout dire et qu’en définitive, elles auraient bien mieux fait de fermer leur gueule, personne y aurait perdu.

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