La collection Poésie/Gallimard publie deux livres de lectures de poésie et de chroniques de poésie de Philippe Jaccottet.
Une montagne nous sépare
(André du Bouchet)
Je connais, certes, un peu les chemins d’André du Bouchet, je marche depuis longtemps dans le même espace, resté moi aussi, somme tout, assez libre (libre au moins par rapport à ce qui s’appelle "littérature"). Je vois cette terre de janvier où les marques des fers des chevaux creusent, parce qu’il a beaucoup plu. Aujourd’hui il y a comme de la poussière mélangée à la lumière, au-dessous de quoi le blé sort, une source verte.
Ce n’est pourtant ni le même espace, ni les mêmes pas. Un peu plus les mêmes, peut-être, quand mes chemins sont dans les rochers, sont ceux où des chars chargés plutôt de temps que de pierres ou d’herbe ont creusé dans les rochers de larges ornières.
Une montagne nous sépare et nous lie, depuis longtemps. Mais je le vois avancer d’un pas sûr où moi, je trébuche et souvent m’égare.
"J’écris aussi loin que possible de moi", a-t-il noté un jour. On respectera cette pudeur, même pour un salut amical.
Le texte lu à Stuttgart en 1970 pour le bicentenaire de la naissance de Hölderlin et qui tourne autour du poème In lieblicher Bläue, éclaire ce qu’André du Bouchet entend par la poésie : une parole "de rupture", "à l’écart de la signification" ordinaire ou imposée, une parole d’"étranger", un "signe privé de sens" ; parole du même coup inséparable de sa disparition, "parole qui ne se prononce… qu’au prix de sa disparition", "parole perçante vouée à se perdre" (comme celle des hirondelles ou celle de Cassandre) ; mais à ce prix, la seule "qui se fasse jour", comme il aime à dire. Celle dont chaque mot est aussi un "trou" (selon Diderot cité dans le même texte, une faille, une ouverture.
Philippe Jaccottet, Une transaction secrète, Lectures de poésie, collection Poésie/Gallimard, 2015, p. 306 et 307.
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À propos du Grand Recueil
Il est probable que le rocher juge la rivière trop fuyante, s’il arrive à la rivière de reprocher au rocher sa lourdeur et son immobilité. Pour ma part néanmoins, moi qui me sais, parfois avec honte ou agacement, mouvant et incertain, je suis particulièrement sensible à certaines paroles lourdes et résolues, à certains monuments de paroles d’allure plutôt paysanne – mais dans le grand sens de ce mot. À cet égard, et en dépit de différences considérables, depuis longtemps j’ai lié dans mon esprit les noms de Ramuz, Claudel et de Ponge, et je crois savoir où est le lien : dans une certaine passion de la matière et dans une certaine méfiance de l’esprit, des idées (les passages probants seraient vite trouvés chez chacun) ; dans la présence parmi leurs images, dans leur vocabulaire et plus encore dans la démarche de leurs phrases, du poids des choses visibles ; en particulier, justement de tout ce qui n’est pas ces lueurs, ces éclairs, ces passages, ces souffles, cette fluidité dont je me sens plus naturellement proche. Ces galets, ces murs de vignes, ces rocs, ces montages ; ces bœufs ou ces porcs ; ces tables, ces outils : cela saute aux yeux. Sans abuser du parallèle, il faut lui reconnaître quelque justesse. À tailler ainsi, de préférence, dans le brut, il me semble que ces trois poètes, chacun à sa façon, ont trouvé un sol plus sûr dans "ce remue-ménage de fantômes" qu’est, selon Ponge, notre époque.
Philippe Jaccottet, L’Entretien des muses, Chroniques de poésie, Poésie/Gallimard, 2015, pp151 et 152.
Philippe Jaccottet dans Poezibao :
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