Le mythe est toujours vivant mais fait peau neuve : à
soixante ans, la « Série noire » reçoit une nouvelle livrée et un
nouveau directeur, Aurélien Masson (lire ci-dessous). Les deux titres publiés
en octobre rompent avec le format de poche. Ainsi qu’avec la numérotation, tant
pis pour les collectionneurs. Celle-ci s’interrompt au n° 2743, avec Le dernier coup de Kenyatta de Donald
Goines, publié en juin.
Deux mille sept cent quarante-deux numéros et soixante ans
plus tôt, il y eut le coup de génie de Marcel Duhamel, devenu une légende de l’édition
française : il avait trouvé chez Marcel Achard trois romans américains à
traduire et Jacques Prévert lui inventa le nom de la « Série noire ».
Les débuts furent lents : six titres seulement en trois ans. Mais quels
titres ! La môme vert-de-gris et
Cet homme est dangereux de Peter
Cheyney, Pas d’orchidées pour Miss
Blandish et Eva de James Hadley
Chase, Un linceul n’a pas de poches
de Horace Mac Coy et Neiges d’antan
de Donald Fiske Tracy.
Le 1er juillet 1948, Gallimard s’encanaille
et le rythme s’accélère : deux nouveautés par mois, lancées par un
avertissement. Que le lecteur non prévenu se méfie : les volumes de la « Série
noire » ne peuvent pas sans danger être mis entre toutes les mains.
Avec sa femme Michèle, Boris Vian traduit La dame du lac, de Raymond Chandler. James
Cain et Dashiell Hammett entrent au catalogue, puis Jim Thompson, David Goodis,
Donald Westlake, Ed McBain… Une dizaine d’années suffisent à faire basculer
cette littérature de genre du côté de la littérature tout court. Chester Himes,
qui publie La reine des pommes, est
comparé par Giono à Steinbeck, Dos Passos et Hemingway !
La mine anglo-saxonne n’est pas tarie, mais des auteurs
français commencent à accompagner le mouvement. En 1953, Albert Simonin devient
une star de la collection avec Touchez
pas au grisbi ! et ses 220.000 exemplaires. Deux décennies après,
le « néopolar » débarque avec Manchette et A.D.G. Marcel Duhamel est
toujours aux commandes. Tout le monde lui a pardonné les coupes effectuées dans
les traductions et ses multiples approximations. Robert Soulat lui succède en
1977 et multiplie les découvertes en France : Tito Topin, Didier Daeninckx,
Jean-Bernard Pouy, Thierry Jonquet. Sans quitter les Etats-Unis des yeux :
Jerome Charyn rejoint la « Série noire ». Tout comme Tony Hillerman, Harry Crews, Nick
Tosches, James Crumley. Entre autres.
Patrick Raynal négocie à sa manière le virage des années 90.
Il a une expérience d’auteur de polars que ne possédaient pas les directeurs
précédents – et un passé politique enraciné à l’extrême gauche. Il découvre
Maurice Dantec en 1993. Jean-Claude Izzo s’impose comme le meilleur « vendeur »
de la collection avec sa trilogie marseillaise publiée à partir de 1995. La « Série
noire » s’aventure aussi dans des territoires nouveaux : de l’Albanie
à la Finlande, de l’Italie à l’Argentine.
Mais la collection a perdu de son prestige, noyée dans une
concurrence de plus en plus vive. Après une année de transition (Patrick Raynal
a quitté Gallimard en 2004), elle se relance en 2005, fière de son passé.
Sous leurs habits neufs, les deux titres qui inaugurent la « Série
noire » en grand format restent fidèles à leur source originelle – américaine.
Thomas Sanchez, Américain, conduit son histoire un peu plus loin, à Cuba qui, en
1957, était quasi une extension du territoire national… L’auteur situe King Bongo au moment où Batista s’apprête
à laisser le pouvoir à Castro, sans le savoir encore. L’île est un repère de
filous qui font la fête à grand bruit et montent des coups en douce.
Assureur à la petite semaine et détective sans envergure, King
Bongo est aussi blanc que sa sœur jumelle, la Panthère, est noire. Ils sont
liés par un passé pesant, un présent agité et un avenir hypothétique. Sa petite
amie perd la vie dans un attentat. Une tentative d’assassinat contre le président
a lieu. La Panthère disparaît… King Bongo joue des rythmes ensorcelants avec
les doigts, d’où son nom. Il patauge dans l’envers du décor des hôtels de luxe.
Zapata, qui possède les pouvoirs sans limites de la police secrète, l’a dans le
collimateur. La passion de King Bongo pour les orchidées ne suffit plus à
endiguer sa tristesse qui se rapproche de la colère.
Thomas Sanchez relie souterrainement les milieux qui
cohabitent à Cuba, où même les « barbus » de Castro jouent un rôle. Il
utilise des symboles proches d’une impénétrable magie pour conduire son
personnage vers la vérité. Le lecteur y court, happé par les mystères d’une
société pourrie qu’une âme presque pure ne pourra pas sauver.
Avec Norman Green et son Dr Jack,
on revient sur le terrain mieux connu des bandes qui hantent les quartiers
populaires de New York. Elles vivent de trafics parmi lesquels la drogue et la
chair humaine sont les plus lucratifs. Dans un paysage où il est fréquent de
tomber sur des cadavres au coin de la rue, Stoney et Tommy semblent des enfants
de chœur. Ils achètent et revendent ce qui leur tombe sous la main, sans états
d’âme, sans se soucier de l’origine des marchandises, mais sans mettre le doigt
sur les terrains les plus dangereux. Ils forment un couple fascinant : alcoolique,
Stoney dégage une énergie impressionnante qui lui permettra peut-être de s’en
sortir ; gourmand et gourmet, Tommy en impose par une brillante
intelligence mise au service de sa réussite financière.
Très vite, leur petite affaire à la limite de la légalité se
trouve prise dans un nœud d’intérêts auxquels ils ne comprennent rien. Vivre
devient dangereux… Norman Green met en place un brouillard dans lequel se
perdent ses héros, bien qu’il en émerge une prostituée trop jolie pour traîner
dans le quartier. Pour s’en sortir, il faudra utiliser des moyens peu
recommandables. La loi de la jungle est celle des plus forts, ou des plus
malins. A défaut d’une morale, on en tirera une leçon.
Trois questions à Aurélien Masson,
le nouveau directeur de la « Série noire »
L’âge d’or de la « Série
noire » n’est-il pas derrière elle ?
Mes études d’histoire
et de sociologie m’ont fait comprendre que « l’âge d’or » revêt
souvent moins une réalité objective qu’un sentiment subjectif. Pour certains, ce
fameux âge d’or de la collection se situe dans les années 50 avec les livres de
Chase, MacDonald, Simonin. Pour d’autres, ce sont les années 60 avec des
auteurs comme Westlake ou Thompson. Et que dire des années Soulat avec
Daeninckx, Block, Leonard, Benacquista ? Sans oublier l’ère Raynal avec
des auteurs comme Dantec ou Izzo…
Quelle orientation
comptez-vous donner à la « Série » ?
Il s’agit d’actualiser
et de réaffirmer l’héritage de cette collection mythique. Comparée à des
concurrentes, la « Série noire » a une approche large du genre. Elle
est comme une photographie de la scène noire et policière en France. Nous y
retrouverons donc les quatre sous-genres : le roman d’enquête traditionnel
(ou roman de résolution), le roman noir à dimension sociale, le thriller et les
romans que nous pourrions qualifier de « caustiques et expérimentaux ».
Que signifie roman « caustique
et expérimental » ?
Je veux parler des
livres qui utilisent les archétypes, les cadres traditionnels du roman noir et
policier pour mieux en jouer et les détourner. Les livres d’humour noir aussi, comme
la série R & B de Ken Bruen, les livres d’anticipation sociale qui louchent
vers la science-fiction tout en gardant une armature noire (Dantec par exemple).
Par ce terme, je désigne tous les livres qui appartiennent à la littérature
noire et policière mais qui se situent aux marges du genre.