Ce qu’il craignait, nous dit à la fin Patrice de Bénédetti, c’est que le centenaire de la guerre de 14-18 soit l’occasion d’enterrer définitivement l’horreur que cela a été. Et il est allé chercher un discours de Jaurès, Jean Jaurès, dans les documents que possédait encore son père, prénommé Jean, et décédé récemment. Et notamment le discours de 1905. Quand on pensait qu’on avait échappé au pire et quand Jaurès disait qu’il fallait que les prolétaires s’unissent et qu’il fallait se méfier des velléités belliqueuses des capitalistes. Le discours de 1905 ne fut pas prononcé à Berlin comme Jaurès l’avait prévu. Ce qu’il dit est dans le début du spectacle de Patrice de Bénédetti.
Il dit comment les patrons, pour plus de profits, ont « remercié » des mineurs et comment la grève a répondu à ces licenciements. Il dit aussi que, tandis que Joffre jouait avec ses soldats de plomb qu’il avait peints en rouge, Jaurès annonçait qu’une nouvelle guerre serait la plus meurtrière. Il fallait tuer Jaurès. En quelques phrases, le spectacle démontre ensuite comment les patrons se sont vengés des grèves en donnant des fusils aux ouvriers pour qu’ils aillent tuer d’autres ouvriers. C’est en effet se débarrasser à bon compte des empêcheurs de profiter en rond. Et comment Joffre assistait, bien protégé, à la tuerie de ses soldats vêtus en rouge sur les champs de bataille. Et Jean, à qui Léon rend visite au cimetière, n’évitera pas l’éclat d’obus qui lui trouera la tête.
Le texte est un peu construit comme « La jasante de la vieille » de Jehan Rictus (publiée en 1902) : une pauvre femme venant rendre visite à son fils, exécuté pour un forfait qui n’est pas dit, mais que le commandement en exergue semble signifier : « Tu ne tueras point. »
« Bonjour... C'est moi... moi ta m'man
J'suis là... d'vant toi... au cimetière
(Aujord'hui y' aura juste un an
Un an passé d'pis ton affaire.) »
Ici, c’est
« Bonjour Jean, salut papa, c’est Léon
Peut-être tu te souviens, peut-être pas… »
Le forfait de Jean, c’est peut-être d’avoir été syndiqué, d’avoir su lire quand une majorité ne le savait pas, et d’avoir soutenu Jaurès.
« Celui qu’on appelait papa disait que si le sacrifice d’un tel homme
du seul vrai soldat de la paix n’a rien pu empêcher
qu’en deux jours on puisse enterrer un demi-siècle de paix
un demi-siècle de progrès
alors il n’y a plus rien qui vaille »
Parce que c’est à ce moment-là, quand on tue Jaurès, qu’on « assassine 50 ans de combat social »
Mais on ne peut pas rester tout le temps dans un cimetière, et la Vieille de Jehan Rictus part quand tombe la nuit :
« Et pis quoi... qu'est-c'que c'est qu'ce bruit ?
On croirait comm' quéqu'un qui s'plaint ! ...
On jur'rait de quéqu'un qui pleure...
Oh ! Louis... réponds, c'est p'têt ben toi
Qui t'fais du chagrin dans la Terre...
Seigneur ! si j'allais cor te voir
Comme c'te nuit dans mon cauch'mar
(Tu vourais pas m'fair' cett' frayeur ?)
Oh ! Louis... si c'est toi... tiens-toi sage
Sois mignon... j'arr'viendrai bentôt… »
Ici, Léon tente ces mots :
« Jean, Jean c’est Léon, t’es où t’es là, à côté de moi ?
allez relève-toi, prends ma main, prends mon bras
t’y arrives pas ? allez va repose-toi
on ressaiera repose-toi »
Mais nous ne sommes pas au cimetière, nous sommes devant un monument aux morts, un de ceux qui ont été érigés après ces guerres, et devant lesquels les enfants des écoles sont venus chaque année le 11 novembre et, ici et là, on appelait les morts : Untel, mort pour la France… Pour la France, vraiment ?
Dans ce spectacle de danse soutenu par la voix off qui dit le texte dont il est question ci-dessus, Patrice de Bénédetti ne prend la parole qu’à la fin, pour évoquer son père à qui il rend hommage ici par cette lecture de l’histoire où le prolétariat international est la garantie de la paix, où « celui-ci veut garder toute sa force, toute son énergie pour lutter contre l'injustice sociale, contre la misère, contre l'ignorance, contre l'oppression et l'exploitation du capital. Il veut résorber dans la grande paix de la propriété sociale, de la propriété commune, la guerre des classes, et dans l'harmonie de la production socialiste cette anarchie capitaliste qui est aujourd'hui le principe le plus actif et comme le ferment des guerres internationales. Il est la force vivante, et il veut créer de la vie, une vie toujours plus haute et plus joyeuse ; il ne veut plus que la race humaine soit vouée aux œuvres de mort. » (extrait du discours de Jean Jaurès - 1905)
J'ai vu ce spectacle au Festival Chalon dans la rue.