Deux auteurs pour un livre au titre énigmatique, extrait d’un poème du recueil : « s’écrire / seul double / un langage sur l’autre » (p65). On est déjà dans l’ambiguïté : faut-il entendre dans « s’écrire » un écrire-soi et le dédoublement qui s’ensuit, ou bien « s’écrire » l’un à l’autre, dans un échange de lettres ? Un avertissement liminaire ferait plutôt pencher vers cette dernière lecture : « Seul / double est une correspondance échangée par courriels entre le 16 Mars 2012 et le 18 Février 2013 » (p6) Pourquoi ces dates ? Qu’est-ce qui a décidé du début et de la fin de cette relation poétique ? On ne sait pas. Et on attendrait alors plutôt page 65 « seuls double » ou « seul(e) double », pour indiquer que le double est bien deux, et non simple reflet d’un seul. L’ambiguïté demeure.
Dans Les champs magnétiques, Breton et Soupault avaient déjà fissuré la notion d’auteur, rendant indémêlables leurs voix pour arriver à une sorte de chimère : « un seul auteur à deux têtes et au regard double ». On pouvait y voir une tentative surréaliste (post-dada ?) de désacralisation de l’auteur et une avancée (somme toute relative) vers la proposition de Lautréamont, « La poésie sera faite par tous. » Il en va autrement dans Double / seul même si on peut considérer en fin de compte que l’on évolue dans les mêmes parages de questionnement. Ici, on est devant une alternance (est-elle si stricte que cela ?) de deux écritures qui se font écho tout en restant distinctes, dans un jeu de dialogue par reprises assez nettes dans le détail : « Je m’y promène toujours en silence, cherchant une réponse à mes propres pensées, dans l’invention d’un compagnon qui n’a jamais été donné à cette solitude. » (p12) A quoi répond l’incipit du poème suivant, page 13, « j’habite tout l’espace de ma solitude ». De même pour les « heures » pages 39 et 40, ou pour « le nez contre la vitre » (pages 58-59). Ou encore « De si petits objets suffisent à tuer » (p42), et « d’autres petits objets qui tuent »(p43)… Pour le lecteur, la question n’est donc pas l’entrecroisement, le tissage des poèmes ; par contre, qui est au bout du fil ?
Sur ce point, les auteurs n’aident guère : on ne peut décider, par exemple, qui signe le premier poème, ce qui permettrait d’attribuer le suivant à l’un ou à l’autre, etc. pourvu qu’il s’agisse d’une véritable alternance, tenue tout au long du recueil… Mais comment attribuer à Anaïs Bon ou à François Heusbourg ces premiers vers, « attaché à la lecture de sa propre fable / l’homme se demande / s’il doit conquérir au cœur / ou sur les marges » (p7) ? De même, on repère certes des écarts stylistiques entre les deux écritures : prose ou vers libre, emploi de citations ou d’italiques, impersonnel ou « je »… mais sans pouvoir attribuer de façon sûre tel marqueur à tel(le) auteur(e). Même les accords grammaticaux de genre (« Aussi suis-je l’amie de toutes les tombes » (p10), « jusqu’à ce que je sois seul »(p49), « « je n’étais pas sorti »(p61)…) sont trop rares et trop espacés pour permettre une identification sûre et stable au fil de la lecture.
Mais est-ce important, au fond ? Ce dialogue poétique aux interlocuteurs flous ne vaut-il pas en lui-même, dans une avancée vers une sorte de poésie sinon anonyme, du moins un peu désindividualisée ? De fait, après un temps de déstabilisation, le lecteur laisse filer la question du « qui écrit ? » pour ne plus retenir que le poème lui-même. Au passage, on remarquera que ce dispositif déplace, ou tend à annuler la question d’une poésie « féminine », ou « masculine ». Ici, les parentés de regards et de thèmes l’emportent sur les différences stylistiques ; il y a bien deux voix, mais on entend davantage leur rencontre que leurs solitudes distinctes : « restent les doigts, tendus de l’un à l’autre par un vaste réseau de fils et d’ondes (…) ces autres mains sur un clavier / guidées par l’écho d’une autre pensée »(38), ou « les voix s’allongent dans l’ombre / et le silence / sèche au soleil »(p11).
Antoine Emaz
Anaïs Bon, François Heusbourg, Seul / double, Éditions Isabelle Sauvage, 14 €