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(note de lecture) Rose Ausländer, "Été aveugle", par René Noël

Par Florence Trocmé

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Ausländer
Si pas plus que Nelly Sachs, Rose Ausländer ne doute durablement de ses dons, la question de la survie de l'homme ne s'imposant pas uniquement aux poètes, mais à tous les hommes de toutes les générations à venir, elle ne manque cependant pas de s'interroger sur le comment écrire après la fin de la seconde guerre mondiale (1).Après avoir adopté l'anglais, Été aveugle écrit durant son exil à New-York entre 1956 et 1963, année de la parution de la Rose de personne de son ami né lui aussi à Czernowitz, Paul Celan, marque sur les suggestions de Marianne Moore (2) son retour à sa langue, l'allemand. Ainsi qu'elle le dira plus tard, la lecture de Grille de parole de Celan - à qui elle montre lors d'une visite à Paris quelques-uns des poèmes de ce recueil qu'il lit sur le champ devant elle et qui l'enthousiasment, de la même façon qu'avec d'autres jeunes poètes, ils se récitaient le soir à Czernowitz les poèmes du jour afin de braver le couvre-feu et les interdits des occupants - lui indique la voie à suivre.  
 
Elle simplifie le vers, prend la table rase des avant-gardes autrement que ne l'ont fait d'autres poètes inspirés par le surréalisme, dont Gherasim Luca. Trouve des moyens d'expression neufs. Concilie l'inconciliable, préserve l'autonomie de la poésie et change l'amnésie sous toutes ses formes en mémoires vives, alluvions naturelles et usages de la langue rapportés à leurs transformations. Propose les actions concrètes des poèmes toujours particuliers sur l'agora de la cité. 
 
Syllabes en formes d'anneaux, seuils, margelles, bijectifs. Yeux de danger / sur des chemins qui semblaient anodins / c'était l'erreur / les poumons ont respiré le mauvais air / il faut trouver une nouvelle langue / de chant et d'ozone. La poésie signale l'inhumain. Fait en sorte qu'ayant consommé l'énergie de sa course à l'apocalypse, qui de fait supprime toutes formes de vie qui s'opposent à ce but unique de l'un forme univoque, il se trouve, au-delà des étoiles et du cosmos visibles par les sens, les rêves, les songes et le cœur, dépourvu de moyens de propulsion et de retour sur terre. Situable et hors d'état de nuire. Le poème actualise les formes de mise à l'écart des hommes, ostracismes et bannissements dans les sociétés anciennes, qui  veulent détruire les sociétés humaines, en même temps qu'il libère l'indéterminé de l'interdit et de l'anathème qui lui commandent de n'avoir aucun rapport aussi bien avec le monde qu'avec le chaos sous toutes leurs formes.  
 
Berceaux des commencements où le paradis, la vie sur terre, fait mentir l'Éden originel ou posthume avant que l'apocalypse, tellement invoquée, l'anéantisse et fasse comprendre à ses survivants qu'ils l'ont incarné à leur insu (bien au-delà de toutes les formes de discrimination antérieures à l'anéantissement) les paysages humains de Czernowitz - de la même manière que les paysages de Russie, de Sibérie de Khlebnikov - se greffent sur les lieux d'exil à travers leurs poètes qui ne cherchent pas la poésie, mais l'incarnent à leur naissance. Légendes hassidiques et mythologies, âges du monde et usages des mots, visages du passé et du présent, échangent naturellement dans ces poèmes (3).  
 
Tons de lumière, clartés des vivants, la poésie de Rose Ausländer ouvre l'écrit, les lettres, à la nature la plus immédiate. Les signes, aussi concrets que la sève, la chlorophylle, la langue avec ses usages et conceptions, interviennent, critiquent et imagent les traditions, les héritages, selon les sensations et les intelligences des vivants. Les générations d'hier et celles à venir n'étant, aux yeux du poète, pas séparées de lui et de ses contemporains, mais écoutées et traduites, invitées à assister aux postérités imprévisibles de leurs propres visions du monde.  
 
Avec la taupe j'ai fraternisé / Je franchis sans crainte la sombre porte, / salue la nuit qui me rend mon salut / A l'hôte elle sert la terre grasse   C'est très vivant dans la glèbe / Des racines sourd la lumière noire / Glaise ma couche eau ma laine / Les vers m'aiment ne renoncent pas   J'accueille mes frères blancs / comme il convient danc ce pays / Sous terre nous nous retrouvons / intimes avec l'esprit de sable   
La vie continue, et pourquoi, comment ? La deuxième partie du recueil, qui compte le plus grand nombre de poèmes, reçoit les questions de tous les hommes, atteints dans leur humanité, quelle que soit l'époque où ils ont vécu. L'orphisme accueille la question qui est sur toutes les lèvres. Et maintenant ? Rose Ausländer se rallie à l'opinion de l'assemblée des hommes, à la poésie qu'ils lui confient encore et à nouveau. 
 
Auprès de l'hermétisme de Celan qui permet d'allonger l'espace du poème et de contrer les intentions de nuire - plus ou moins habilement dissimulées celles-ci n'ayant souvent rien d'autre à ajouter aux pulsions de mort qui accaparent les existences de leurs agents -, la poésie de Rose Ausländer tout en exerçant de plein droit la liberté du poète, la clarté, une forme d'immédiateté, lui permet d'affronter sans délais les détrousseurs de vie qui ne renoncent jamais.  
 
Mon noir géant / tenant en respect les lances du soleil / dresse / une tente     Nous y entrons / y trouvons une fraîche cuisine   Je prépare un thé à la rose je mange à la cuiller une fenêtre 
de lumière / protégée par mon géant   comment croire, déclare la poésie de Rose Ausländer, que l'homme serait à jamais l'otage des démagogues et des ennemis de l'imagination et de la liberté - si souvent encore de nos jours impatients de faire de la terre un désert lunaire - héritées de tous les singes grammairiens à venir ?  
 
(René Noël)
 
 
1. Ernst Cassirer lui aussi américain, après avoir été suédois, écrit en 1933, cette guerre durera 10 ans et l'Allemagne et le monde mettront 100 ou 150 ans à s'en remettre 
2. Poète américain singulier, proche des poètes objectivistes, dont William Carlos Williams, et éditrice du magazine The Dial où elle ne cessera de solliciter et de promouvoir des poètes américains tels que T. S. Eliot, E. E. Cummings, D. H Lawrence, auquel Rose Ausländer adresse le poème La porte   La porte / pas la chose en bois / La porte / ouverte sur des portes ouvertes / sur des chemins ouverts / sur la forêt ... 

3. La Bucovine est l'objet et le sujet de la troisième partie avant et après la Shoah, la première partie est consacrée à la vie quotidienne à New-York. Peut-être cette poésie sera-t-elle un jour éditée chronologiquement, en édition bilingue, en un ou plusieurs volumes ?   
 
Rose Ausländer, Été aveugle, traduction de Michel Vallois, Héros-Limite, 2015 
Les éditions Héros-Limite ont publié simultanément Pays maternel, dans la traduction d’Edmond Verroul.  
 
Sur le site de l’éditeur, Eté aveugle et Pays maternel 


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