Quatrième de couverture :
« Il existe plusieurs méthodes pour plonger l’ego dans un sommeil profond, clé du bonheur, et le voyage en est une. Mais il faut pour cela de la patience, du temps devant soi et de grands espaces ; car l’agent neuroleptique n’agit que lentement, dès lors que vous sortez de l’orbite de votre vie quotidienne.
Le voyage en Transsibérien ou en Transmongolien permet cette détente-là, cette mise à distance car, répétons-nous, c’est un voyage à l’intérieur de soi, d’apprentissage de soi, au long duquel vous apprenez beaucoup sur vous-même, et notamment comment oublier votre ego. »
À bord du Transsibérien, de Moscou à Pékin, l’écrivain Éric Faye et le photographe Xavier Voirol expérimentent les temporalités multiples – temps extérieur et temps intérieur – que génère un voyage dans le train mythique.
Quelle merveilleuse coïncidence que ma PAL contienne ce livre (dont un de mes dealers préférés propose plusieurs titres et que j’ai acheté pour découvrir cette collection qui unit écrivains et photographes) qui a constitué un excellent contrepoint à ma lecture de Compartiment n° 6. En fait, tout ce qui est énuméré, suggéré, flouté dans le roman de Rosa Liksom trouve ses explications sous la plume d’Eric Faye et les photos de Xavier Voirol.
Eric Faye est un grand voyageur, il a pris le Transsibérien à deux reprises en 2005 et en 2010, la première fois pour faire Moscou-Pékin en passant par le tronçon Transmongolien et la seconde pour rallier Vladivostok, à l’extrême est de la Russie.
Dans ce récit de voyage, à bord de ce train de légende où l’on monte pour une durée presque indéterminée tant elle paraît inimaginable, il évoque d’abord la transmutation du temps.
« Le passager du Rossia ne vit plus comme avant. Il est vécu par le temps et par l’espace. Et voilà qu’il se passe vite une chose étrange dans l’esprit de ce voyageur materné ou gourmandé par les employées du train [les fameuses provodnitsi bien présentes dans le Moscou-Nice de Noces de neige]. Après un moment de malaise, il est envahi par une joie inattendue : il ne faut rien, tu ne dois pas, tu n’as pas à. Sois et c’est tout. Etre et rien d’autre.
Mais être différemment. Le voyageur n’est plus cet individu qui se compare à ses semblables et mendie de la reconnaissance. Non, à bord du Transsibérien,il ne connaît plus les tourments de l’amour-propre. Dégagé de cette boue, il se tourne entier vers le monde. Son sel enjeu, désormais, est de voir, non d’être vu. » (p. 32-33)
Eric Faye décrit les paysages traversés, taïga, steppe, désert, s’attarde sur les visages et les coutumes entrevus aux arrêts prolongés du train et fait bien comprendre le centralisme du régime de Moscou – qui, depuis très longtemps, au temps des tsars et des cosaques, a conquis l’Est sibérien et se marque, par exemple, par le fait que le train roule toujours suivant le fuseau horaire de Moscou -, ainsi que cette persistance de l’ère soviétique qui côtoie le nouveau modernisme :
« Avec Khabarovxk, Irkoutsk est la ville du Transsib qui m’a le plus attendri. A chaque printemps, elle renaît, et semble se remettre dans le même temps d’un autre hiver, bien plus long, dont bien avisé qui pourrait dire quand il commença. Il est des cycles plus longs que celui des saisons, qui s’étendent sur des décennies, voire des siècles, et que l’on ne remarque souvent pas, faute de recul. Depuis une vingtaine d’années, Irkoutsk restaure son icône, détériorée par les guerres civiles, les déportations, le talon de fer idéologique, l’industrialisation à marche forcée. Les églises irkoutiennes, en convalescence après des années de lèpre, retrouvent des couleurs. Les maisons de bois présentent autour de leurs fenêtres une dentelle de bois peinte de blanc. Irkutsk n’a pas fait table rase de son passé. Irkoutsk, élégante, ne nie rien, ne renie rien. Rue Lénine, près d’un café Internet en sous-sol d’où je lançais des messages vers l’Europe, une grande statue du père de la Révolution se dressait, et sans doute est-elle toujours là, près du croisement avec la rue Marx. » (p. 50-51)
« Je n’étais pas au bout de mes surprises en matière de temps. La désoviétisation avance à un rythme plus ou moins rapide (ou plus ou moins lent), à travers la société russe. Quelles forces sont à l’oeuvre, ici ou là, dans les coulisses, pour mettre au rebut les attributs et symboles du communisme ? Et quels vents contraires ces forces-là doivent-elles affronter ? Celui qui pourrait y répondre en saurait considérablement plus que les autres sur l’arrière-pays de la fameuse « âme slave » « (p. 84)
Comme l’écrit Eric Faye dans la première citation que j’ai choisie, l’espace est évidemment une donnée essentielle du voyage : espace confiné dans le train, paysages immuables et espaces infinis au dehors (l’auteur souligne que le mot « immense » est totalement banal dans ce voyage), passage des frontières, où la différence se marque à peine entre Russie et Mongolie mais est très prégnante entre Mongolie et Chine. Jusqu’à Pékin où la tête tourne à l’arrivée dans une ville si dense après les grands espaces naturels.
Les photos couleur de Xavier Voirol, en doubles pages, rendent compte de ce voyage extraordinaire et montrent en même temps la monotonie des paysages, de la végétation (bouleaux et conifères), des bâtiments sans âme de certaines villes. Vous pouvez en voir quelques-unes sur le site de l’éditeur.
Je termine sur cet extrait , que je trouve très beau et plaisant, et qui m’a permis de mieux comprendre aussi la fin du roman de Rosa Liksom :
« Je me souviens combien j’étais loin. Chaque nouveau kilomètre ajoutait un peu à mon euphorie douce. J’avais réussi enfin à semer la très puissante et efficace confrérie des casse-pieds, c’est là l’apanage du vrai voyage. Et cette confrérie devait ronger son frein tout là-bas, au bout des voies, sur le point désormais microscopique d’où j’étais parti à quoi, sept mille, huit mille kilomètres d’ici, douze jours plus tôt ; j’étais passé depuis longtemps en dehors de son rayon d’action. Elle ne pouvait plus poursuivre le travail de sape qu’elle exerçait sur moi au quotidien, et, de rage, avait dû reporter son pouvoir de nuisance sur d’autres. Finie, la guerre d’usure contre les fâcheux, frustrés, fanfarons et chefaillons. Je me sentais irréellement léger. Et d’être léger, le voyageur voit son esprit s’ouvrir grand à tout ce qui l’entoure. Ouvert à cent pour cent, le voyageur s’oublie. C’est la bienheureuse éclipse du moi. Certains voyages vous changent, d’autres non. Celui qui revient d’une traversée ferroviaire des steppes n’est pas celui qui est parti. » (p. 113)
Eric FAYE et Xavier VOIROL, Une si lente absence Moscou-Pékin, Collection Collatéral, Editions Le Bec en l’air, 2014
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