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Americanah, ou comment j’ai appris à dire « Noir »

Publié le 18 août 2015 par Jebeurrematartine @jbmtleblog

Une personne absorbée dans un roman suscite presque inévitablement la curiosité des individus alentour. Ces derniers observent attentivement la couverture, déchiffrent le titre et le nom de l’auteur, et le plus souvent, après une petite moue de désarroi, vous demandent avec expectative le sujet de l’ouvrage en question. Vient alors la tâche la plus ardue qu’ait à affronter le lecteur : perturbé alors qu’il était plongé dans le flot des pages imprimées, il se doit de résumer succintement l’intrigue et les thèmes abordés par son livre.

o-AMERICANAH-facebook

En ce qui concernait « Americanah », mon désarroi face à cette requête ne faisait que s’accroître au fil de ma lecture. L’impression de ne jamais mettre le doigt sur les mots justes, de devoir me contenter selon l’auditoire du tristement creux « l’histoire d’une jeune immigrée nigériane aux Etats-Unis », ou d’un bien trop sérieux et condescendant « une réflexion sur le fait d’être Noir, sur la notion de race, l’immigration, le choc des cultures ».

La vérité est qu’il s’agit d’un juste mélange des deux. Chimamada Ngozi Adichie a entremêlé une intrigue triviale à des réflexions fondamentales et lourdes de sens, qui ainsi mises en situation prennent  tout leur sens. Ifemelu est une Nigériane brillante et téméraire, bourrée d’esprit et d’ironie grinçante. Alors qu’elle débarque aux Etats-Unis pour y faire ses études, elle découvre soudainement qu’elle est Noire. Non, ce n’est pas son épiderme café qu’elle remarque tout à coup, mais ce que cela implique que d’avoir sa physionomie dans une société occidentale.

Ifemelu voulait, soudainement et désespérément, être d’un pays où les gens donnent et non pas reçoivent, être de l’un de ceux qui peuvent se permettre un copieux montant de pitié et d’empathie.1

© Zachary Erdmann

© Zachary Erdmann

Ce livre confronte l’appréhension du Noir-Américain et du « Non-Noir-Américain », de l’immigré africain aux USA et du même individu de retour dans son pays d’origine. Il n’épargne personne, ne fait l’apologie ni de l’assimilation culturelle ni du communautarisme, mais parvient à demeurer sensible au milieu de cet océan de constats crus et terrifiants. De cette façon, l’auteur parvient à ses fins : nous faire réagir quant à la condition des Noirs, où que l’on se situe sur le globe.

Je ne sais pas ce que cela fait que de se sentir à part par sa couleur de peau. Je connais peu de Noirs, alors j’ai appris à me comporter avec eux comme on me l’avait inculqué, et de la façon que j’estimais la plus juste : en omettant leur différence. En les désignant comme « black », comme si la couleur noire était quelque part péjorative. En déclamant avec force conviction que le concept de race était absurde et irrespectueux. En bref, à développer une tolérance fragile et partiellement sincère, derrière laquelle cacher mon ignorance.

La race n’existe pas vraiment pour toi parce que ça n’a jamais été une barrière pour toi. Les Noirs, eux, n’ont pas le choix.2

Puis ce roman a donné un grand coup de pied dans ce comportement guindé. Il m’a fait comprendre que chercher à cacher le problème n’allait pas aider à le résoudre, et qu’il était temps pour moi d’oser voir la réalité en face. Que ne pas être raciste, faire preuve d’un tant soit peu de décence, n’allait pas m’attirer les bonnes grâces de qui que ce soit et ne pouvait nullement suffire. Le moment est venu de prendre les choses en main, et de réaliser à quel point les Blancs sont encore largement privilégiés dans notre société actuelle, et que cela doit cesser.

Prenons un élément aussi insignifiant que la couleur d’un pansement. Vous, Blancs, vous êtes-vous déjà demandé pourquoi il n’existait pas de pansements bruns? Avez-vous même déjà pensé qu’ils puissent être autrement? 

Chimamanda Ngozi Adichie © Lakin Ogunbanwo

Chimamanda Ngozi Adichie © Lakin Ogunbanwo

Mais « Americanah » traite aussi de la vie dans un Nigéria contemporain tiraillé entre tradition et attrait pour la modernité. Un Nigéria qui tente de conserver son identité tout en allant de l’avant, où la corruption et la hiérarchie sociale sont encore bien trop ancrés. C’est dans ce pays qu’Ifemelu tente de s’épanouir finalement, choisissant de mettre à contribution la personnalité qu’elle s’est forgée aux Etats-Unis, au profit de l’avenir de sa nation. 

Les Nigérians n’achètent pas des maisons parce qu’elles sont anciennes. Un moulin bicentenaire restauré, tu sais, le genre de choses que les Européens aiment. Ca ne marche pas du tout ici. Mais c’est tout à fait logique, parce que nous sommes du Tiers-Monde et que les gens du Tiers-Monde regardent vers l’avant ; on aime que les choses soient neuves, parce que le meilleur est encore à venir, alors qu’en Occident le meilleur est déjà passé, et ils se doivent donc de sanctifier ce passé. 3

Difficile donc de ne pas être bouleversé devant les choix qu’ose faire notre protagoniste, et de rester de marbre devant les épreuves qu’elle doit affronter de par son origine et sa couleur de peau. Un roman fort, inspirant, qui nous ouvre de nouveaux horizons.

Si le sujet du racisme contemporain vous intéresse, je vous conseille vivement la chaîne Youtube de la Noire-Américaine Franchesca Ramsey (malheureusement disponible uniquement en anglais), qui le traite avec justesse et humour.

1 : Traduction personnelle. Citation originale : « Ifemelu wanted, suddenly and desperately, to be from the country of people who gave and not those received, to be one of those who could afford copious pity and empathy. »
2 : Traduction personnelle. Citation originale : « Race doesn’t really exist for you because it has never been a barrier. Black folks don’t have that choice. »
3 : Traduction personnelle. Citation originale : « Nigerians don’t buy houses because they’re old. A renovated two-hundred-year-old mill granary, you now, the kind of things Europeans like. It doesn’t work here at all. But of course it makes sense because we are Third Worlders and Third Worlders are forward-looking, we like things to be new, because our best is still ahead, while in the West their best is already past and so they have to make a fetish of that past. »

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« Americanah », Chimamanda Ngozi Adichie, 2013

Ouvrage sélectionné parmi les 10 meilleurs livres de l’année 2013 par le New York Times Book Review.
Edition française disponible chez Gallimard (24€50)
Acheter en version originale sur Amazon (7€50)


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