Titre original : The Pledge
Note:
Origine : États-Unis
Réalisateur : Sean Penn
Distribution : Jack Nicholson, Robin Wright, Aaron Eckhart, Sam Shepard, Vanessa Redgrave, Helen Mirren, Benicio Del Toro, Mickey Rourke, Tom Noonan…
Genre : Drame/Thriller/Adaptation
Date de sortie : 26 septembre 2001
Le Pitch :
Le soir de son départ à la retraite, Jerry Black, détective pour la police de Reno, entreprend une dernière enquête lorsque son pot de départ est interrompu par l’annonce du meurtre brutal de la jeune Ginny Larson. Le cadavre ensanglanté de la fillette a été retrouvé dans la neige, et sa mère, effondrée, exige la promesse de Jerry qu’il retrouvera le coupable. Un suspect est vite arrêté, et son interrogatoire finit également en tragédie, mais Jerry n’est pas sûr que les choses soient aussi simples. Annulant son séjour de pêche au Mexique, il continue sa traque en solo, au grand damn de ses collègues, qui sont persuadés que leur idole a enfin pété un plomb. Au cours de ses recherches, Jerry fera la connaissance de Lori, une jeune serveuse de bar, et de sa jeune fille, Chrissy, avec lesquelles il va tisser des liens. Mais les apparences peuvent être trompeuses, et la mission déterminée de Jerry pour la justice tourne progressivement à l’obsession…
La Critique :
Dans son roman La Promesse : Requiem pour le Roman Policier, Friedrich Dürrenmatt se lamentait au sujet de ses confrères écrivains qui ne se confrontent pas à « la réalité qui nous échappe », et que « la vérité finit toujours par être sacrifiée sur l’autel des règles de l’art dramatique ». Pour lui, le grand rôle, c’était « pour le hasard, l’imprévu, ce sur quoi on ne peut pas compter, la part énorme de l’incommensurable », et qu’il fallait oublier la perfection si on voulait progresser et se confronter à la réalité comme un homme. Malheureusement, rajoutait-il, son propre ouvrage avait une vérité tellement sombre, qu’elle ne pourrait pas être utilisée dans un quelconque livre ou film : celle que parfois, le pire peut arriver.
Dürrenmatt est mort en 1990, mais s’il avait pu voir l’adaptation dévastatrice de sa nouvelle de 1958, il aurait peut-être eu l’occasion de reformuler quelques uns de ses mots. Parce qu’à la fin, hébétée et profondément bouleversante, de The Pledge, on peut être certains que son réalisateur Sean Penn et sa star Jack Nicholson sont bel et bien des hommes du hasard et de l’imprévu, en cela qu’ils comptent sur l’incommensurable.
Véritable champ de mines émotionnel, The Pledge est le genre de film qui reste dans la tête longtemps après le visionnage et qui se faufile dans nos rêves. Imprégnée d’une tristesse presque insoutenable, remplie d’ambiguïté morale et refusant obstinément le confort à tout bout de champ, la troisième production de l’acteur-devenu-aussi-réalisateur est peut-être l’un des films les plus éprouvants et provocateurs produits par un studio dans la dernière décennie. Le rythme lent et délibéré, le ton lugubre et mélancolique, et toutes les idiosyncrasies personnelles semblent avoir été transplantées d’un autre temps ; celle du cinéma des années 70 – sans grande coïncidence, une époque que Nicholson a conquit le monde avec sa collection imbattable de performances en béton armé, toutes plus méticuleusement détaillées les unes que les autres.
Bien sûr, ça c’était le Nouvel Hollywood, avant que Nicholson ne soit devenu une méga-star et, il faut le dire, l’a parfois jouée un peu pépère, pour le pire et pour le meilleur, avec des rôles fréquents de clowns, de cabotineurs et de paresseux où il montrait beaucoup ses sourcils. Et de la même manière que la profondeur et la texture dans The Pledge représentent un retour à ce dernier âge d’or du cinéma américain, le film renvoie magiquement Jack à ses origines étincelantes.
Invisible derrière une coiffure métallique et une moustache en brosse, Nicholson enveloppe initialement Jerry Black, enquêteur criminel fastidieux du Nevada, d’un brouillard intensément secret. Il vient de l’ancienne génération ; on peut le voir dans sa façon de chercher des cendriers dans les bureaux de ses semblables qui ne fument pas. Jerry, c’est un bon flic, bien-aimé par tous, et pourtant il a néanmoins quelque chose de distant et réservé. Dans un de ses premiers grand gestes derrière la caméra, Penn débute son film là où la carrière de son protagoniste prend fin, avec un superbe travelling en slow-motion autour de l’inspecteur Black lors de son pot de départ. Ses potes et ses collègues font la fête au second plan, clairs et nets dans l’image, mais Nicholson reste infernalement flou et opaque au centre du cadre.
Donc c’est pas vraiment une surprise lorsque Jerry abandonne sa propre fête pour aller travailler les dernières six heures de sa carrière sur une scène de meurtre, peut-être par habitude ou parce qu’il n’est pas encore officiellement à la retraite. Ginny Larson, une fillette de huit ans a été sauvagement violée et mutilée, son corps abandonné dans la neige. La barbarie du crime est telle que même un vétéran comme Jerry est secoué, et il se retrouve en train de faire une promesse solennelle à un Dieu auquel il ne croyait plus, jurant par le salut éternel de son âme à la mère de la victime qu’il n’aura pas de répit avant d’avoir retrouvé l’assassin.
Cette séquence en question, qui se déroule dans une ferme à dindons, est extraordinaire, autant dans son contexte que par son impact: Jerry est déjà irrité par la préservation pitoyable des lieux du crime et la réticence générale des autorités à avertir les parents de la fillette. Et puis merde ; il le fera lui-même. Penn tient sa caméra à distance alors qu’on voit Jerry avancer lentement à travers une mer de dindons agités et informer le couple du sort tragique de la gamine ; leur chagrin est évident. Plus tard, dans leur maison, Mme Larson tient un crucifix bricolé par sa fille et demande son engagement. Il le donne. C’est la promesse du titre, déjà infusée d’une dimension bien plus profonde que prévue.
En détailler davantage serait injuste, puisque The Pledge prend un plaisir pervers à contrarier les attentes. Il est suffisant de dire que cette promesse s’envenime peu à peu pour devenir une véritable obsession. Agité en permanence et fumant clope sur clope, balbutiant et souvent bourré, Jerry Black ne s’adapte pas très bien au crépuscule désœuvré de son existence. N’ayant finalement pas d’autre recours que d’appliquer ses propres méthodes expertes de pêcheur à l’enquête qui est en train de réquisitionner sa santé mentale, Jerry mise une année et demie de sa vie – ainsi que la sécurité de ceux qui l’aiment – sur un pari minutieux, aussi imprudent et dangereux qu’il est brillant.
Comme dans ses efforts précédents de réalisateur (Indian Runner et Crossing Guard), Penn est une fois encore fasciné par la manière dont les bonnes intentions peuvent tourner horriblement mal, et comment le concept masculin du devoir et le besoin d’un homme de se cramponner désespérément à son identité peuvent souvent anéantir une relation. Mais l’hyperbole émotionnelle salivante qui rendait ses premiers films aussi percutants en risquant le tout pour le tout a depuis eu le temps d’un certain mûrissement pour se transformer en élégance narrative austère. Le cinéma de Penn est maintenant suffisamment maîtrisé pour laisser passer l’imbrication des trouilles primitives de l’enfance qu’on trouve chez les contes de fées, lorsque Jerry se retrouve en train d’enquêter sur des légendes de cour de récré, comme les magiciens mystérieux, les porc-épic ou les géants (Ce n’est pas pour rien que Ginny a été retrouvée morte dans les bois, vêtue d’un manteau rouge, alors qu’elle se baladait vers la maison de sa grand-mère…).
La nouvelle de Dürrenmatt prenait la forme d’un sermon sur « la réalité » donné par un ancien commissaire à un écrivain de romans policiers. Heureusement, Penn et ses scénaristes Jerzy et Mary Olson Kromolowski ont eu la sagesse de balancer à la poubelle une parenthèse narrative aussi limpide et choisissent à la place de nous parcelliser une série de fausses pistes et de clichés standards du genre (ainsi qu’une subversion génialissime de stéréotypes). Le spectateur est taquiné et doucement amené vers un faux sentiment du prévisible, et c’est justement à ce moment-là que les chocs discrets du film nous mettent des bâtons dans les roues – exposant à quel point de telles conventions hollywoodiennes sont bidons et convenues. Le dernier tiers du film est l’endroit où la plupart des polars et des mystères passent en pilote automatique, avec des poursuites, des filatures et des confrontations obligatoires. Mais Penn et Nicholson prennent des risques avec le sujet, et élèvent le long-métrage à un autre niveau, qui hante et qu’on n’anticipe pas. Quand The Pledge arrive enfin à sa conclusion déchirante, inoubliable, injuste et inattendue, et le film suggère obliquement que le Dieu renié par Jerry pourrait bien en être le responsable.
Avec Monsieur Schmidt après lui, The Pledge pourrait bien contenir une des meilleures performances de Nicholson. Ce n’est pas le Jack que l’on connaît tous, avec les points d’exclamation derrière ; il n’y a aucun signe de son jeu d’acteur carnassier plus populaire, aucune délectation de caractère, aucun écart sardonique. On voit simplement un gars ordinaire, seul et vieillissant, qui essaye de trouver un sens à la tragédie, et qui pourrait bien finir par s’autodétruire ainsi que ceux qu’il aime dans une quête rendue futile par un désir de vengeance. Pour lui, la retraite c’est la défaite. Penn resserre l’étau – et les bords du cadre – sur le personnage. L’histoire a tous les éléments d’un polar (des flics, des suspects, des interrogatoires, des victimes, des indices), mais au final, c’est une étude de cas, et dans Jerry Black, Nicholson crée un homme qui est le cousin de tous les héros dans les films de Penn : quelqu’un qui est possédé par une idée fixe, une sombre compulsion, une détermination à prouver quelque chose, quel qu’en soit le prix. Il ne le prouve pas aux autres. Il se le prouve à lui-même.
La prestation extraordinaire de Nicholson dominerait n’importe quel film, mais ici Penn a étoffé chaque personnage secondaire avec un visage familier et leur laisse généreusement l’espace de donner le meilleur d’eux-mêmes dans un temps très court. Aaron Eckhart, en nouvelle recrue arrogante qui va prendre le boulot de Jerry (et dans un moment d’orgueil ultime, roucoule et amadoue un suspect dans une scène d’interrogatoire qui commence comme une séduction et finit avec le flic levant les poings au ciel, comme un coach de foot criant victoire) et Robin Wright, en belle serveuse de bar cachant un passé violent, visent juste avec la consistance de leurs rôles, tandis qu’un Benicio Del Toro méconnaissable et la déchirante Vanesse Redgrave offrent des caméos indélébiles. Mais le plus renversant de tous, est Mickey Rourke. Communiquant d’énormes réserves de chagrin avec à peine trois minutes à l’écran, Rourke et son mini-monologue jettent un froid glaçant qui perdure sur le reste du film.
Parfois, le pire peut arriver. Mais avec Penn et Nicholson qui progressent, comptant sur l’incommensurable et confrontant la réalité qui nous échappe, le résultat est le meilleur film possible. The Pledge est un chef-d’œuvre, dur et implacable et sans catharsis, admettant courageusement que parfois il n’y a pas de réponses et quoi qu’on puisse faire, la douleur ne s’arrêtera jamais.
@ Daniel Rawnsley
Crédits photos : Warner Bros. France