« – A vous entendre, les Martiens étaient plutôt naïfs.
– Seulement quand ils y trouvaient leur avantage. Ils ont cessé de s’acharner à tout détruire, à tout abaisser. Ils ont mêlé religion, art et science parce qu’à la base la science n’est rien de plus que l’exploration d’un miracle que nous n’arrivons pas à expliquer, et l’art l’interprétation de ce miracle. »
(p.113, éditions Denoël, 1997).
Les Chroniques Martiennes de Ray Bradbury, c’est justement un mélange des trois ingrédients, science, art et religion : science parce que c’est quand même de la science fiction ; art puisque tout est littérature, descriptions poétiques et twists oniriques ; et religion parce que c’est un livre qui veut s’inscrire dans la tradition des grands mythes.
A travers une série de courtes nouvelles qui se suivent chronologiquement, l’auteur raconte la conquête de Mars par les Terriens (américains) de 2030 à 2057. De l’incrédulité des Martiens devant les premières expéditions terriennes jusqu’à l’extinction de leur civilisation par les microbes amenés de la Terre – puis de celle de la Terre par des guerres sans fin – Chroniques Martiennes investit Mars comme le lieu de l’utopie, des nouveaux départs ou des retours à l’origine.
Ray Bradbury a énormément influencé l’imaginaire populaire américain, notamment au niveau de la SF (je crois que c’est Spielberg qui lui avait rendu hommage au moment de la réalisation de la Guerre des étoiles). Chroniques Martiennes peut vraiment être lu comme un condensé des grands mythes américains : la conquête d’un nouveau monde, de terres vierges à remplir par la technologie, l’industrie et l’esprit capitaliste, mais aussi un certain esprit provincial de petites communautés de pionniers soudés par la foi en un avenir meilleur… Tout y passe : l’évangélisation des Martiens, l’émancipation des noirs, la consommation de masse, la peur de l’Autre…
Avec Chroniques Martiennes, son premier grand succès qui rassemble des nouvelles publiées dans des revues, Ray Bradbury ne fait pas de la SF « techno », il le dit lui-même dans sa préface. Ce n’est pas vraiment de l’anticipation mais de la SF vintage ; les humains de 2030 utilisent encore des juke boxes ou des phonographes, les femmes sont aux fourneaux et aux plumeaux, le cinéma est en noir et blanc, et les communications téléphoniques entre Mars et la Terre nécessitent l’aide d’une standardiste. C’est l’Amérique de la fin des années 1940, avec sa peur de la bombe nucléaire et sa 2e révolution industrielle, catapultée sur Mars grâce à des fusées qui ressemblent plus à de grands monstres marins qu’à la fusée de Tintin.
« Le vaisseau entamait sa descente. Il venait des étoiles, des noires vélocités, des rayonnements mouvants et des golfes silencieux de l’espace. C’était un nouveau vaisseau ; il contenait du feu dans ses entrailles et des hommes dans ses cellules de métal, et il se déplaçait, leste et fringant, dans un silence impeccable. » (p. 65).
J’ai aimé cet univers complètement décalé pour moi. Il s’y passe des aventures un peu fantastiques (avec des êtres chers, morts depuis longtemps, qui semblent revenir à la vie face à leurs proches) et qui prennent l’allure de contes moraux. On sent Bradbury complètement nostalgique du monde de l’enfance, préservé de la cupidité, de la mesquinerie et de l’indifférence blasée. Mars est pour lui une utopie, comme pour ses personnages, qui tous ont des désirs, bien que très différents : trouver une vie meilleure, devenir riche, découvrir une nouvelle civilisation, jouir de la liberté, évangéliser les autochtones… Mais bien souvent, la soif de posséder des nouveaux conquistadors détruit plus qu’elle ne préserve l’ancien.
« – Nous n’abîmerons pas Mars. C’est un monde trop vaste et avantageux.
– Vous croyez ? Nous autres Terriens avons le don d’abîmer les belles et grandes choses. Si nous n’avons pas installé de marchands de hot dogs au milieu du temple égyptien de Karnak, c’est uniquement parce qu’il était situé à l’écart et n’offrait pas de perspectives assez lucrative. Et l’Egypte n’est qu’une petite partie de la Terre. Mais ici, tout est ancien et différent, et il va falloir s’installer quelque part et commencer à tout dénaturer. On appellera tel canal le canal Rockefeller, telle montagne le mont King George, telle mer la mer Dupont de Nemours, il y aura des villes du nom de Roosevelt, Lincoln, Coolidge, et ça ne tombera jamais juste, puisque tous ces lieux ont déjà un nom qui leur est propre. » (p. 96).
Ça m’a fait penser à cette peinture de l’exposition « Beauté Congo » qui a lieu en ce moment à la Fondation Cartier.
Bradbury rêve d’un monde à l’innocence préservée, un paradis perdu. C’est pourquoi Chroniques Martiennes ont un ton doux-amer qui s’accorde en partie avec mon état d’esprit du moment. Mais pas que, parce que, contrairement à Bradbury, je ne considère pas qu’il faille s’exiler sur Mars pour résoudre nos problèmes du moment !
Deuxième participation au Mois Américain.