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(note de lecture) Geneviève Peigné , L’interlocutrice, par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

PeignéL’Interlocutrice est un livre singulier. Après la mort de sa mère Odette, décédée d’un Alzheimer, sa fille unique Geneviève découvre dans sa bibliothèque 23 romans policiers dont chacun est truffé de notes et de commentaires écrits par la mère durant sa maladie ; ces commentaires s’appuient parfois sur des phrases que la mère a soulignées, créant une sorte de dialogue à l’intérieur du texte mais aussi à l’intérieur d’une tête dont la capacité à s’exprimer s’est atrophiée. Geneviève Peigné interroge non seulement le contenu de ces commentaires et la maladie dont ils résultent, mais aussi la relation entre mère et fille, dont la lecture et les livres formaient le trait d’union : on sait par la narratrice que la mère, ancienne institutrice, femme dépressive et de peu de mots, passait son temps à lire, passion transmise à sa fille. L’Interlocutrice se présente en trois parties égales, séparées par la reproduction d’une quinzaine de pages des romans annotés, fascinantes dans leur surcharge et leur désordre.   
On ne sait par quel bout prendre ce livre qui contient, par la souffrance dont il témoigne, une grande violence en même temps qu’une sidération qui cède peu à peu à une dimension affectueuse. En écrivant dans les interstices des romans, Odette dit sa propre vie, de façon parfois obsessionnelle, vie réduite à une double détresse, physique et psychique (« l’intériorité d’une conscience Alzheimer » p. 112). Geneviève Peigné entremêle son propre commentaire de ceux de sa mère, présentés dans une typographie différente, commentaires seuls ou accompagnés de la phrase soulignée dans le roman sur laquelle ils rebondissent. Par exemple, pages 62-63 : 
   « Est-ce qu’on en saura davantage de ce qui traverse minute après minute la maladie ?  
   Davantage de ce que Maigret et Imogène recueillent ? 
 
   Elle m’emmerde la bonne femme en bleu qui ne veut pas que je fasse pipi 
   Mon pauvre Henri Je suis perdue 
   La bonne femme en bleu ne veut pas que je fasse pipi 
       
   Souligné au feutre noir par Odette lectrice : 
   Fous-moi la paix ! Toi et ton père, j’en ai ras-le-bol ! 
   T’entends ? Ras le bol ! 
 
   Et écrit dans la marge : 
   Moi aussi Odette oui oui 
   Mouvoir la phrase pierre à pierre. 
   Ce qui est bien le travail d’un poète. 
   Comme ça se tient meurtri, ce que tu notes, 
   Odette. » 
 
D’autres notes expriment l’intensité de la souffrance (page 89) : 
   À 4 h moins 10 très mal dans tout le corps Très très mal à la tête au corps Ils me brûlent Ils me brûlent mes deux pieds et c’est vrai Mal aux deux jambes Très mal au derrière Mal à la cystite Mal aux 2 pieds qui brûlent Aux 2 yeux Tout est vrai Il est 4 h 20 
Et se teintent parfois d’un humour involontaire, comme on peut en trouver à l’intersection de l’art brut et de l’expression d’un dérèglement de la logique (page 71) : 
   Maintenant motus et bouche cousue 
   Une bonne femme va paraît-il me doucher Ça ne me plaît pas du tout 
   Je vais avoir une bonne femme pour me doucher Ça ne me plaît pas du tout et c’est vrai 
   Ce soir motus et bouche cousue 
   Une bonne femme va venir me doucher et ça ne me plaît pas 
   Pas du tout 
   Tout est vrai malheureusement Tout est vrai 
 
Comme peut le souligner le titre, le dialogue avec soi-même devient un dialogue involontaire à plusieurs, car qui est le destinataire des lignes écrites par Odette ? Elle-même ? La maladie ? Henri, son mari, ou sa fille Geneviève ? Le goût de la lecture ? Ou même une forme d’absence à soi qui ne traduirait que ce que le langage est encore capable de poser, là où il est encore possible qu’il se pose ? Car tout passe par les mots et par ce que les mots peuvent dire en ne le disant pas à ceux à qui ils auraient pu ou dû le dire, puisque cette souffrance n’est exprimée que dans ces livres. D’autre part, ce qui lève ces quelques mots encore disponibles à l’esprit d’Odette, ce sont les lignes, les phrases des romans qu’elle relit et continue d’annoter, à tel point qu’elle se fait elle-même écrivain, comme le dit la narratrice (« son œuvre », p.26 ; « les 23 livres écrits par Odette », p. 55 ; « sont publiés ici, les carnets posthumes d’un écrivain », p. 98) ; d’autant qu’elle n’écrit pas ailleurs que dans ces livres (p. 54). A travers ses notes et les soulignements, Odette montre aussi, de façon sans doute involontaire, à quel point on peut se découvrir dans la lecture : elle s’appuie sur la fiction des romans pour trouver, dire et prouver sa propre réalité.  
Cependant l’écrivain de ce livre, c’est évidemment Geneviève Peigné (1), qui construit son propre travail à partir de celui qu’elle rapporte de la mère. Plutôt qu’une mise en abyme, je pense à la couture : il me semble que ce livre coud ensemble des pièces à la manière d’un patchwork, dont les motifs se distribueraient autour d’un motif central, les mots. La fille en quelque sorte aboutit par son travail à ce que la mère, dans le silence de sa maladie, ne pouvait qu’involontairement et incomplètement déposer. D’ailleurs, la narratrice, à sa manière, reprend le jeu d’entremêlement de la mère : l’une et l’autre s’appuient sur un texte donné pour construire le leur – tresse, non palimpseste. 
Autre fil, l’enquête : les 23 livres sont des romans policiers, et la narratrice enquête en quelque sorte sur l’énigme qu’est sa mère : elle découd en partie ce que sa mère écrit pour en proposer un sens dans lequel elle a, en tant que fille, son propre rôle à jouer. Le questionnement sur la mère s’accompagne d’un questionnement sur la fille. D’ailleurs, celle-ci tient « un embrouillamini de mots » (p. 46) sur son carnet comme la mère tient le sien dans les livres. Ce rapport distance / proximité, on le retrouve à la fin du livre lorsque l’auteur explique les circonstances dans lesquelles plusieurs de ces paroles écrites de la mère ont été portées au théâtre, avec succès ; cela contribue à faire de la mère un écrivain malgré elle, puisque son texte est mis en scène, mais c’est aussi cela qui autorisera la fille à revenir aux textes et à construire ce livre ; travail déstabilisant, exigeant, puisque c’est se heurter à cette intimité erratique de la mère, puis la croiser avec celle de la fille, proche en tant que fille et lectrice, distante en tant qu’écrivain qui travaille cette matière pour en faire un livre. Au-delà de ce dialogue décalé, celui que la fille reconstitue avec pudeur, L’Interlocutrice se fait livre d’hommage. 
L’équilibre entre le texte de Geneviève Peigné et les citations de sa mère se tient aussi dans la variation de la forme. Ici fragment, là moment d’analyse ou de méditation, ailleurs poème en vers, le texte ne se fige pas dans une forme, et cette mobilité tranche avec la manière brute de la mère – l’écrivain-fille qu’est Geneviève libère Odette de ses enfermements. Cela concourt à faire de ce livre un livre inclassable : il contient du biographique, du documentaire, de l’autobiographique, de la réflexion sur la maladie, la souffrance, la filiation, mais tout cela à l’intérieur d’une langue attentive à elle-même, libre dans sa forme, et qui touche donc à la poésie. 
 
Ludovic Degroote 
 
1. Geneviève Peigné a publié plusieurs livres, certains sous le pseudonyme de Geneviève Hélène. 
 
Geneviève Peigné, L’interlocutrice, Le Nouvel Attila, 120 p., 16 €.


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