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Marisha Pessl, Intérieur nuit (2015)

Par Ellettres @Ellettres

Pessl« La vie était un train de marchandises qui ne s’arrêtait qu’une seule fois, pendant que nos êtres chers défilaient derrière les vitres dans un magma de couleurs et de lumières. Impossible de s’y accrocher, impossible de ralentir« . (p.669)

Noir c’est noir. Alléchée par le billet de Laure, j’ai acheté ce thriller américain de 700 pages (à partir de la page 400, je ne l’ai plus lu le soir – me fichait trop la trouille, j’avais du mal à m’endormir après – en même temps, il m’en faut peu, mon curseur dans le genre étant plus ou moins placé entre Agatha Christie et Arsène Lupin).

Scott McGrath est journaliste d’investigation. Scott McGrath s’est attiré la disgrâce quand il a voulu s’attaquer à la figure  mythique et fort mystérieuse du réalisateur de films noirs, Stanislas Cordova, dont le grand public ne connaît même pas le visage. Cinq ans plus tard, la fille de Cordova, Ashley, 24 ans, est retrouvée morte dans un entrepôt de New-York, apparemment suicidée. Il n’en faut pas plus à Scott pour se remettre sur la piste de cette famille qui sent le souffre. Il ne sait pas dans quoi il va mettre les pieds (et cette expression est autant à prendre dans son sens littéral que figuré).

Elle fait fort, cette Marisha Pessl. Elle arrive à bâtir le monde insidieusement effrayant de ce Stanislas Cordova, depuis son enfance relativement obscure de fils d’immigrés hispano-italiens, dont les fans recherchent les indices dans de vieilles photos trouvées au petit bonheur la chance, jusqu’à son oeuvre cinématographique, totalement inventée et profondément vraisemblable, avec ses titres de films, ses castings, ses synopsis, ses codes, son aura underground, son réseau d’aficionados (les « cordovistes ») et même son spécialiste universitaire. A cela s’ajoute le lieu de vie mystérieux de Cordova et sa famille, un majestueux château dans les Adirondacks, et jusqu’à l’aspect physique d’Ashley, sa fille.

En effet, tous ces indices nous sont livrés non seulement par l’histoire en elle-même mais aussi par de vrais-faux documents disséminés le long des pages : photographies, coupures de presse, interviews, bouts de papier griffonnées, pages internet… qui paraissent plus vrais que nature, ce qui rend le roman vraiment total. C’est cela qui m’a le plus époustouflée : les ressources imaginatives de l’auteur, qui déploie son histoire dans les plus minutieux détails, essentiels à la narration et à la sensation de submersion qu’éprouve le lecteur.

Le roman ne manque pas non plus d’action trépidante, un fait enchaînant l’autre – ce qui a parfois le don de me fatiguer un brin, mais je reconnais que c’est très efficace. Petit à petit, le récit entre dans la zone d’angoisse de notre brave Scott McGrath, pourtant immunisé contre la peur et la superstition. Cela aussi est un tour de force de l’auteur : révélant les pouvoirs supposés de Stanislas Cordova (dont l’anagramme du prénom n’est pas innocent selon moi), Scott est amené dans une nasse qui se resserre peu à peu autour de lui, comme s’il était lui-même emprisonné dans un film de Cordova. Différents niveaux de réalité se télescopent avec l’imaginaire ; des scènes parfaitement fantasmagoriques s’intercalent avec la réalité ; mais Cordova lui-même reste insaisissable. D’où un Scott qui vire un peu à la paranoïa ! A la fin, on dirait qu’il franchit constamment l’autre côté d’un miroir démultiplié, pour chercher ce qui ressemble au miroir aux alouettes. La construction du roman est virtuose, l’histoire m’a un peu fait penser aux romans de Roberto Bolaño où les personnages sont en quête constante d’un Graal inaccessible et crypté, et soulèvent sans arrêt le voile des apparences pour accéder à ce qui est caché.

La fin est bluffante de simplicité, et même de poésie. Il y a un petit côté rédempteur je dirais. C’est apaisant, après les passages qui ont triplé mon rythme cardiaque ! Avec tout ça, il y a aussi l’humour des dialogues, une galerie de situations contrastées et des personnages attachants, comme Nora et Hopper, ces deux jeunes qui s’adjoignent d’eux-mêmes à l’enquête de Scott.

Le « Comité de censure » du blog a juste envie de rajouter une petite mise en garde : je ne donnerais pas ce livre à lire à des ados. J’en imagine bien certains, captivés par les détails évocateurs concernant les pratiques occultes décrites dans le livre, tâchant de trouver une boutique dédiée à la magie comme la boutique « Enchantements » de l’histoire.  Selon moi, ce livre requiert une certaine maturité du lecteur.

Mois américain
Ceci est ma 5e et dernière participation au mois américain (Septembre se termine demain… Mais j’ai entendu dire qu’il y avait un mois québécois en novembre et un mois écossais en décembre : de quoi assouvir mon goût des mois thématiques !)


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