Dans la peau d'un ranger du Tesso Nilo (Sumatra - Indonésie)
Cet été, j'étais en Indonésie - pour prendre des vacances, et pour travailler sur l'huile de palme et la déforestation. L'homme qui m'a guidé dans les méandres de ces problématiques était Abong - un homme qui, à lui seul, incarne le grand écart entre les grands discours environnementaux des gouvernements, et la réalité sur le terrain.C'est dans les locaux de Walhi - une ONG environnementale affiliée aux Amis de la Terre - que j'ai rencontré Abong. Je cherchais alors un moyen de me rendre dans des zones déforestées par des plantations d'huile de palme et Riko, le directeur de l'ONG, m'a annoncé de but en blanc : " Abong t'accompagnera. C'est un ancien ranger, il connaît parfaitement le coin, les gens, et les problématiques ". C'était vrai.
Abong a la tête qu'on s'imaginerait avoir si l'on devait se réincarner en garde-forestier indonésien - petit, la peau tannée par les patrouilles en forêt, mâchoire volontaire, cheveux longs noués en catogan, et un tigre de Sumatra tatoué sur un biceps fin mais musclé. A 37 ans, il n'est pas encore marié - et, en Indonésie, c'est assez rare pour être souligné. " C'est dur de se marier quand on a rien " confie-t-il ; la paie d'un ranger est en effet misérable, moins de 100 € euros par mois. " Il y a cinq ans, ma copine m'a demandé de trouver un autre travail ; j'ai essayé, mais j'ai toujours fini par revenir vers la forêt, et surtout, vers les tigres. C'est là qu'est mon véritable amour ". Quitte à ne voir sa compagne que tous les trois mois, pendant deux semaines.
Pour cette expédition de quatre jours, Abong s'est rasé la barbe - " ça fait plus professionnel " - et s'est équipé de son plus beau t-shirt, noir et décoré d'un beau tigre de Sumatra. Des t-shirts avec des tigres, il en a douze, et ne portera que ça durant les quatre jours que je passerai avec lui.
Lorsqu'il sourit, on voit qu'il lui manque ses quatre incisives supérieures - la faute aux caries, et au manque d'hygiène des longs mois de patrouille où le brossage de dents n'est pas une priorité immédiate.
" Les gens ne comprennent pas notre mode de vie " regrette-t-il. Le mode de vie des gens libres, attachés nulle part et guidés par leurs ambitions, par leur seule passion. Le mode de vie des gens pour qui ce n'est pas très important de garder toutes ses dents, du moment qu'on a l'impression d'accomplir quelque chose. " La plupart des gens veulent travailler pour gagner de l'argent et le conserver. Moi, je passe des mois en forêt, sans gagner un rond ; parfois, je passe un mois entier sans pouvoir entrer en contact avec ma mère ou ma petite amie " - un temps de silence inacceptable, considéré comme un affront, pour la plupart des Indonésiens. Mais lui s'en accomode, parce que la protection des forêts passe avant tout, parce que la sauvegarde de l'environnement est une cause qui transcende tous les soucis quotidiens des humains. " Quelqu'un doit bien faire quelque chose " répète-t-il inlassablement, " pour sauver les tigres, les éléphants, la Nature. "
Le Tesso Nilo est, en effet, l'une des zones les plus riches au monde en termes de biodiversité ; plus riche encore, que le bassin amazonien. On y trouve quantité de plantes tropicales endémiques, et la zone est l'habitat naturel des derniers tigres de Sumatra, d'éléphants, de tapirs, d'ours, de rhinocéros et de beaucoup d'autres espèces en danger d'extinction. Mais, malgré le fait que le Tesso Nilo ait été déclaré Parc National en 2004, un tiers de sa superficie a déjà disparu. En une seule décennie.
" Quelqu'un doit bien faire quelque chose " répète amèrement Abong ; contre les braconniers, les bucherons, les entreprises d'huile de palme et de pâte à papier, contre les villageois des alentours, contre tous ceux qui ont la mauvaise habitude de venir grignoter des parcelles de terrain à l'intérieur même du parc afin de se les approprier en y mettant le feu, quitte à transformer le parc national en véritable champ de bataille où les cadavres d'arbres calcinés jonchent le sol. Les rares arbres survivants - hauts, fiers, et majestueux, ont la base noircie par les flammes, narguant la désertification et les jeunes plants d'acacias et de palmiers à huile qui les entourent désormais. Et le sol continue à fumer, malgré la pluie. Malgré toutes les lois qui interdisent l'utilisation du feu pour défricher de nouveaux terrains.
C'est une chose, de savoir que cela existe ; c'en est une autre, de le voir de ses propres yeux. Ces paysages de désolation m'ont bouleversé très intimement en une seule journée, m'accablant de tristesse et de colère. Mais Abong, lui, côtoie cette réalité depuis maintenant quinze ans. " J'ai travaillé quatre ans ici comme ranger, de 2000 à 2004 " raconte-t-il. " Puis j'ai travaillé pour le WWF pendant dix ans, jusqu'à l'année dernière, pour aider l'ONG à traquer les derniers tigres de Sumatra et à faire des relevés de terrain. " La colère avait laissé place au pragmatisme et, pour accomplir sa mission, Abong avait développé une méthode bien à lui qu'il avait baptisé " la personal touch ". C'est-à-dire marcher aux côtés de tous les acteurs de la déforestation, qu'ils soient légaux, illégaux, légitimes ou pas. Patrouiller avec les villageois, avec le personnel de sécurité des plantations, avec les braconniers. Leur parler, partager leur vie.
" Ca nous permettait de tous nous connaître intimement, et de nous assurer que chacun restait bien dans son coin, que personne n'empiétait sur le territoire des autres. Mon territoire à moi, c'était le parc national et tout autour, les gens faisaient ce qu'ils voulaient, je m'en foutais. Mais dans le Tesso Nilo, ils n'avaient pas leur mot à dire ". Il a longtemps cru que ça marchait ; mais la désillusion a été violente lorsqu'un jour, Abong trouve un cadavre humain dans le Tesso Nilo et le rapporte à la police. " On m'a engueulé. Les villageois, les braconniers, les entreprises d'huile de palme, tout le monde m'a reproché d'avoir dénoncé le crime et d'être allé voir la police ".
Quelques jours plus tard, un cadavre de tigre a été trouvé. L'amour de la forêt et des animaux a fait place au dégoût ; dégoût se son travail, du manque de moyens, du gouvernement, des ONG, et surtout, dégoût du fait que les Indonésiens vivant autour du Tesso Nilo considèrent en fait Abong comme un instrument occidental, un suppôt de l'impérialisme américain, voyant le WWF comme un outil de domination néocolonial empêchant les villageois de se développer convenablement.
" Ce n'est pas facile de faire le travail de ranger ; mais ceux qui sont dans une position encore plus délicate, ce sont certains adolescents des villages alentours, qui nous aident sur quelques missions, pour porter du matériel ou faire parvenir des messages. Les villageois les considèrent comme des collabos, traitres à leur famille. " Une position d'autant plus ingrate que le pouvoir des rangers est tout relatif : ils ne sont que six, pour surveiller une zone grande comme dix fois la superficie de Paris. Et leurs déplacements sont soumis au bon vouloir des entreprises de sécurité chargées de surveiller les entrées et les sorties dans les concessions d'huile de palme - pendant mon reportage, il a fallu mentir sur notre identité pour pénétrer à l'intérieur des zones de déforestation en prétextant que nous étions du WWF. Même avec un ranger dans la voiture - preuve que le véritable pouvoir executif n'est pas du côté des défenseurs de l'environnement, mais bel et bien du côté des entreprises.
Malgré tout cela, Abong va continuer à se battre et, après avoir longtemps hésité, va travailler de nouveau avec le WWF à partir du mois d'octobre. " Q uelqu'un doit bien faire quelque chose ... même si ça ne sert pas à grand chose ".