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Le grain de moutarde

Par Carmenrob

La samare de l’érable contient l’érable tout entier. Ainsi la petite colonie de Ville-Marie contient-elle les germes de la métropole moderne. Voilà une des idées fondatrices de Tout ce qui reste de moi de Monique Proulx. Et comme la samare qui génère un arbre majestueux, l’idée a produit un récit foisonnant aux ramifications étonnantes.

C’est toute une galerie de personnages que l’auteur nous présente, en fait, qui se présentent eux-mêmes à nous, que nous appréhendons de l’intérieur, nous débattant avec eux dans cette quête d’identité qui n’est jamais acquise, ce qui vaut aussi pour la ville de Montréal, héroïne ultime du récit. Que reste-t-il du rêve utopique, de la Folle Entreprise, comme on disait en leur temps, des fondateurs de Ville-Marie, Jeanne Mance et Paul de Chomedey, sieur de Maison-Neufve. 

Le grain de moutarde
 Laurel, un jeune auteur se passionne pour la passion de Jeanne Mance, laissant tomber l’écriture lucrative d’une série télé pour un projet aussi utopique et débridé que celui de la co-fondatrice de Montréal. On suit aussi les traces d’un auteur à succès, paternel du premier, d’un jeune Hassidim fuyant sa communauté pour vivre sa vie, d’un restaurateur afghan philosophe, d’un Mohawk aveugle et intransigeant, d’un Inuit plus égaré dans les rues de Montréal que s’il s’était perdu dans la toundra, d’une enseignante de français auprès de nouveaux arrivants, d’artistes, d’itinérants, de jeunes contestataires. Et j’en oublie. On déambule dans le quartier des spectacles, on goûte à la liesse des Montréalais fêtant une victoire du Canadien, on assiste même à une grand-messe télévisuelle dont toute ressemblance avec Tout le monde en parle est sans doute préméditée. Des gens se croisent, se rencontrent, s’écartent. Un lacis d’interrelations se dessine sous nos yeux, illustrant de brillante manière l’inévitable enchevêtrement de nos existences et l’héritage des générations qui nous ont précédés.
Le résultat en est une mosaïque complexe et ingénieusement construite, tracée d’une plume tantôt lyrique, tantôt incisive, toujours juste et singulières, et pour tout dire jouissive. Pour preuve, quelques citations.

Thomas observe un couple qui semble avoir épuisé sa réserve d’amour.

«Cela ne pourra pas durer. Même avec vingt-cinq ans de pratique et d’endurance, cela ne pourra pas cheminer plus loin dans le désert de la mesquinerie, sans que l’un d’entre eux soit consumé. Mais si, au contraire, cela continuait? Thomas a soudain la forte intuition que cela pourrait continuer, dans le plus masochiste des statu quo, dans la terreur d’exister seuls qui pousse parfois à d’inimaginables compromis, cela pourrait continuer sur l’énergie de propulsion des débuts, en ne gardant de la précieuse intimité acquise dans l’amour ancien que la connaissance des points vulnérables de l’autre, pour mieux le torturer.»

Virginie est invitée à un talk-show pour présenter son plus récent livre dénonçant les clercs de l’Église, c’est-à-dire les prêtres pape et autres monsignores [qui] ont usurpé le legs du Christ pour en faire une phallocratie opaque, obscurantiste et misogyne.

«Quelque chose en elle refuse d’admettre que, dans deux heures, elle sera juchée sur l’un des tabourets de Silence, on parle, à tenter d’émettre des propos saisissants sous les caméras goguenardes de l’émission de télé la plus regardée au pays, où ont l’habitude de s’épandre ministres, vedettes et autres VIP crémeux de la société, toujours flanqués il est vrai de quelques nécessaires invités-grumeaux, dont on attend qu’ils fassent surir de leurs rots acides une sauce autrement trop onctueuse.»

Jouissif, vous dis-je!

Un autre livre qui mérite plusieurs lectures pour en goûter toutes les saveurs.

Monique Proulx, Ce qu’il reste de moi, Boréal, Montréal, 2015, 430 pages.


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