J'ai assisté lundi soir à une très interessante conférence de David Dubois à Paris sur un texte d'Abhinavagupta (moyen âge) La Bodhapanchadashika (la Quinzaine de l'éveil) , lui même commenté par un Shivaïte du début du XXème siècle Hara Bhatta Shastri. Un point central dans cette philosophie, dite du Shivaïsme du Cachemire, est le concept et l'expérience de la liberté. Il est dit que Shiva (la conscience) se manifeste librement à travers les apparences (le monde), sans dualité. J'ai posé la question suivante à David sur la liberté :
"José : David, sur cette idée de liberté; la liberté on la comprend comme un choix, je choisis par exemple de prendre mes lunettes ou de les laisser sur la table, quelle est le genre de liberté de la manifestation de Shiva? Tout à l'heure, tu citais Spinoza, mais c'est très différent chez Spinoza dans la mesure où pour lui l'univers est une manifestation nécessaire de Dieu. Il n'y aucun libre-arbitre; tout est sous le joug de la necessité. C'est fermé en fait. Ici au contraire, c'est ouvert,libre.
David: La liberté, pour la conscience, veut dire d'abord indépendance, que rien ne se manifeste en dehors de la conscience, que la conscience n'a besoin de rien pour manifester quelque chose, ni instrument, ni cause efficiente, ni cause matérielle. Et plus profondément, il y a aussi dans cette notion de liberté l'idée de sauvagerie, ce n'est pas exactement exprimer sa nature comme chez Spinoza, ce n'est pas non plus manifester une harmonie préétablie comme chez Leibniz, c'est une liberté au-dessus de la raison, c'est pas encore un choix, puisqu'un choix suppose une délibération rationnelle; c'est quelque chose comme la liberté de Dieu chez Descartes, qui est une liberté absolument inconcevable qui trascende la raison.
José : Oui c'est une spontanéité.
David : Spontanéité, oui, sauf que ce n'est pas l'expression d'une nature, ce n'est pas l'expression nécessaire d'une nature. Il y a des passages dans le texte où on peut avoir cette impression.
José : Comme ici précisément.
David: Oui. Il est écrit : "De même que le feu quand il brille, quand il cuit, quand il chauffe, quand il sèche...", Le feu exprime sa nature de chauffer etc. mais sans qu'il y ait aucun choix là-dedans; donc on pourrait dire qu'il en va de même de la conscience quand elle manifeste le monde. Et il est vrai qu'il y a une sorte de nécessité dans l'expression de sa nature, sauf que non. Il y a tout de même quelque chose qui est aussi de l'ordre du choix, mais d'un choix complètement inconcevable. Ce n'est pas une liberté qu'on peut comprendre.
José : Mais c'est une liberté dont on fait l'expérience à chaque instant.
David : Oui voilà. On pourrait dire c'est un Deus ex Machina, c'est bien pratique cela sert à tout expliquer: la liberté. Mais en fait cela renvoie à l'expérience, car c'est quelque chose dont on fait très souvent l'expérience, et même tout le temps. La conscience n'est pas libre, la conscience est liberté. Mais on pourrait l'expliquer en terme de choix, à chaque seconde la conscience choisit d'être. Rien ne la contraint, puisqu'il n'y a rien en dehors d'elle. Et à chaque fois qu'elle est, le contraire est possible, elle pourrait aussi bien ne pas être."
Prochaine conférence de David jeudi 15 octobre à 18h30, 37 bis rue du Sentier, 75002.