Titre original : Irrational Man
Note:
Origine : États-Unis
Réalisateur : Woody Allen
Distribution : Joaquin Phoenix, Emma Stone, Parker Posey, Jamie Blackley, Meredith Hagner, Ben Rosenfield, Susan Pourfar…
Genre : Drame/Comédie
Date de sortie : 14 octobre 2015
Le Pitch :
Abe Lucas, un professeur de philosophie fraîchement débarqué dans l’université d’une petite ville côtière, n’a plus goût à la vie. Son projet de livre d’avance pas, il est devenu impuissant, plus rien ne le motive et son addiction à l’alcool n’arrange pas les choses. Néanmoins, son charme continue d’agir sur la gente féminine, qui voit en lui une espèce de mauvais garçon intelligent et mélancolique. Tout particulièrement Jill Pollard, une étudiante en philosophie aussi jolie que brillante, qui s’éprend rapidement de son professeur. Et c’est justement au détours d’un rendez-vous dans un restaurant, que tout va changer pour Abe. Que quelque chose va déclencher un renouveau. Enfin partant pour redonner un sens à son existence, il va nourrir un projet complètement insensé, dont les répercutions pour le moins incertaines, pourraient bien tout bouleverser…
La Critique :
Woody Allen est pile à l’heure, avec son nouveau long-métrage, quasiment un an jour pour jour après la sortie de son précédent, Magic in the Moonlight. Pour l’occasion, le cinéaste a renouvelé le CDD d’Emma Stone, qui s’impose alors, après Diane Keaton et Scarlett Johansson, comme sa nouvelle muse. Auparavant confrontée à un démystificateur à l’aube des années 30, la voici aujourd’hui revenue à notre époque, face à un professeur de philosophie sévèrement désabusé et légèrement suicidaire, campé par Joaquin Phoenix. L’acteur joue donc Woody Allen, comme tous les autres avant lui qui tenaient le premier rôle dans les œuvres dans lesquelles le réalisateur n’apparaissait pas. Les Kenneth Branagh (Celebrity), Larry David (Whatever Works), ou encore Owen Wilson (Minuit à Paris). Parfois, il y a carrément deux Woody Allen dans la même histoire, comme dans Anything Else, où Woody interprète Woody et Jason Biggs une version plus jeune. Dans tous les films de Woody Allen, un personnage incarne d’une certaine façon, plus ou moins directement, une facette de Woody Allen. Dans L’Homme Irrationnel, Joaquin Phoenix illustre le côté déprimé d’Allen. Celui qui ne voit pas de sens dans ses actes et qui se désespère de retrouver un jour un quelconque goût pour la vie. Bon, cela dit, Abe, le professeur de philosophie du long-métrage, compense en picolant et, sur certains petits détails, se détache un peu de l’image que nous nous faisons tous de Woody. Juste histoire certainement de pondérer un peu le propos.
Passionné de philosophie, le cinéaste a justement choisi de renouer avec ce grand sujet. Une volonté qui à elle seule, suffit à rapprocher L’Homme Irrationnel de Crimes et Délits, et surtout de Match Point, avec lequel il partage de nombreux points communs. Nous ne sommes donc pas en face d’une pure comédie. Allen explore ici des thématiques chères aux grands penseurs, qu’il agrémente de sa verve et de ses interprétations. Comme dans Match Point, les notions de hasard et de destin se retrouvent au centre d’une histoire dont le point de départ est la quête existentielle d’un homme perdu dans les méandres de ses propres réflexions. Un type confronté à la spontanéité d’une jeune femme admirative, mais néanmoins beaucoup plus connectée à la vie dans ce qu’elle peut avoir d’immédiat et de jouissif. Comme on le sait, Allen s’intéresse moins au fossé entre les générations (après tout, 14 séparent Emma Stone de Joaquin Phoenix) qu’aux différences qui peuvent s’observer entre les perceptions de chacun. Quand Abe et son étudiante s’opposent, ce n’est pas par rapport à leur âge mais plus à leur manière d’appréhender les événements. Le fait qu’ici, ce soit précisément le plus vieux qui s’avère le plus immature (ou le plus irrationnel, comme le titre l’indique), va d’ailleurs dans ce sens. Une observation qui rapproche le film de Whatever Works, où la question était aussi abordée, mais sur un plan purement burlesque.
Chez Woody Allen, les vieux ont souvent tort et finissent par se prendre les pieds dans le tapis de leurs certitudes incertaines et de leurs raisonnements tortueux. C’est souvent drôle, parfois pas du tout (comme dans Match Point) ou, dans le cas de L’Homme Irrationnel, tragi-comique, soit un peu entre les deux.
Car au fond, le dernier métrage de Woody Allen s’avère à bien des égards assez sombre. Quand on gratte un peu le vernis de la cocasserie qui enveloppe le tout, force est de reconnaître qu’Abe, cet anti-héros atypique, est parfaitement déficient et complètement borderline.
Le réalisateur new-yorkais ne s’est pas particulièrement mis en danger. Toujours épaulé par l’impeccable directeur de la photographie Darius Khondji, il réalise néanmoins un film extrêmement précis, remarquablement rythmé et toujours plutôt immersif et jubilatoire. Les dialogues font mouche, et oscillent constamment entre drôlerie et dramaturgie. Pas de doute, on est bien chez celui qui entrevoit son métier avec le plus grand sérieux, mais aussi comme une activité salvatrice qui doit se pratiquer tous les jours, et non, tous les 2, 3 ou 4 ans comme nombre de ses contemporains. Plus que jamais hors du temps, Woody Allen fait évoluer ses personnages dans une bulle reconnaissable, habitée par plusieurs des codes qu’il s’est efforcé de bâtir depuis ses débuts derrière la caméra. Les jeunes chez Woody n’écoutent pas de rock ou de rap, mais vont à des récitals et lisent Crimes et Châtiments. La technologie est quasiment absente également et pourtant, il est toujours aussi simple, naturel et agréable de se laisser happer et même, pourquoi pas, de se reconnaître dans les ressentis et les réactions de ses âmes abîmées, exaltées, ou paumées. À mi-chemin entre la tragédie de Match Point et la légèreté d’Anything Else, pour rester dans une chronologie récente, L’Homme Irrationnel est un très bon cru, en cela qu’il s’avère très soigné et suffisamment surprenant pour illustrer avec fougue et intelligence son propos.
Parfaitement rompu à l’univers du réalisateur, Emma Stone est parfaite. Charmeuse, incandescente, pétillante, forte et vulnérable, elle s’épanouit devant l’objectif et trouve en permanence le ton juste, prouvant une énième fois qu’elle est bien taillée pour ce genre de cinéma et non pour les trucs désincarnés à la The Amazing Spider-Man. Sublimée par Woody Allen, elle emporte le nouveau venu, Joaquin Phoenix, qui pour sa part, se fond avec tout le talent qui le caractérise, dans un monde qu’il s’approprie sans tarder. À la fois très cohérente au vue de ses récentes performances, sa partition chez Allen sait aussi évoluer vers une absurdité qui lui sied à merveille. De quoi confirmer son penchant naturel pour la comédie, dont il manie les ressorts avec un toucher très personnel, et authentiquement savoureux. Sans parler de son charisme qui ne cesse d’impressionner de film en film.
En 2015, Woody fait du Allen. Allen fait du Woody. Mais attention : sans se reposer sur ses lauriers, pour autant, il continue l’exploration du genre humain. À sa façon, tout en lorgnant sur les grands maîtres de la pensée philosophique, auxquels il emprunte pour mieux s’approprier et parfois détourner les idées. Jamais vainement, mais toujours avec un sens inouïe de la comédie et du tragique. Le chaud et le froid. Woody Allen, très en forme, nous revient avec une valse pleine de saveurs. Avec une œuvre réfléchie mais aussi spontanée, qui n’a pas peur de mixer les couleurd. Le tout sur un air de jazz… of course !
@ Gilles Rolland
Crédits photos : Mars Distribution