L'acceptabilité de la remédiation technologique
Voici le texte de sa présentation.
Introduction et position de problème
Le cadre de cette journée, la « réparation intégrale » dans le contexte de l'expertise médicale pour l'assurance, mobilise plusieurs questions médicales et sociétales complexes mais pressantes dont je voudrais proposer une approche technoéthique (éthique de la technologie).
La notion de « réparation intégrale » mérite examen d'un point de vue philosophique. Elle fait appel à un modèle médical parfaitement classique et qui semble incontestable. Ce modèle part d'un état de santé, considéré comme normal et naturel, éventuellement comme un droit, et qui est perturbé par une pathologie, supposée accidentelle et univoquement nuisible. La technique humaine intervient alors pour une réparation, la thérapie, issue des sciences médicales, et cette réparation est un processus de guérison qui s'efforce de rétablir l'état initial (normal et naturel) : la santé. La boucle est bouclée. On sait réparer et on répare. Ce modèle « technique » a été critiqué d'un point de vue épistémologique (Canguilhem 1966) puis d'un point de vue social et politique (par Michel Foucault notamment). Il relève aujourd'hui d'une critique spécifiquement technoéthique. Cette « boucle de la réparation de santé » reprend en effet le modèle idéologique du quick fix technologique : une réparation rapide est possible, qui rétablit l'état initial-normal et ceci sans aucune conséquence ni effet secondaire, comme remplacer un pneu crevé sur une voiture. La demande sociétale adressée à la médecine tend de plus en plus à prendre cette forme simpliste. Mais on ne sait pas toujours réparer, et surtout : l'humain ne se répare pas comme un dispositif technique dont on restituerait tout simplement les paramètres nominaux.
La notion de « réparation intégrale » (du préjudice subi), d'origine juridique, ne peut donc pas se décalquer en une notion simpliste de réparation intégrale par la technique médicale. Les prouesses de la haute technologie nous invitent peut-être aujourd'hui, au contraire, non pas à poursuivre toujours plus loin ce paradoxe de réparation « technique » mais à donner un sens plus profond à la remédiation pour les humains et donc indirectement à changer notre regard sur la technique.
Un meilleur modèle de réflexion sur la technologie
Prenons conscience du fait que nous appartenons à une nouvelle espèce, l'Homo Sapiens Technologicus. Depuis le néolithique, la technologie nous est naturelle, à toutes les étapes et dans toutes les dimensions de l'humain (Clark 2003; Puech 2008), dans notre civilisation matérielle – le feu, l'agriculture, les vêtements... – mais aussi notre culture immatérielle – les techniques du langage puis les technologies de l'écriture, de l'imprimerie, du numérique. La distinction entre un humain « naturel » et des éléments « artificiels », superposés ou imposés, est une représentation idéologique très peu consistante. Les livres et les lunettes, mais aussi le chauffage central et le smartphone sont des composantes de l'humain et possèdent une forme de « valeur humaine ».
Plus précisément, la technologie déploie une interface universelle entre l'humain et le monde. Nous vivons dans une technosphère qui contient des potentiels spécifiques, fortement chargés de valeur humaine (Ihde 1990). Par exemple parler à quelqu'un qui est à des milliers de kilomètres (téléphone, Skype), ou lui envoyer instantanément un texte (email, SMS). Certains de ces potentiels (pouvoirs, puissances) sont des « augmentations » de facultés humaines : une conversation Skype peut être interprétée comme une extraordinaire augmentation de la puissance de la voix, de la sensibilité de l'oreille et de l'oeil. Un disque dur peut être interprété comme une spectaculaire augmentation de la mémoire humaine. En tout cas mon micro-ordinateur est une spectaculaire augmentation de mes capacités humaines de philosophe, je l'affirme.
Cette formulation en termes d'« humain augmenté » nous conduit sur une pente glissante, celle du « transhumanisme », la philosophie de l'humain « augmenté » (enhanced). Ce mouvement fait beaucoup parler de lui parce qu'il est inquiétant ; il nous impose une question : jusqu'où aller ?
(Bostrom 2005). Tant qu'à installer un implant oculaire ou auriculaire, pourquoi ne pas utiliser l'électronique (ou la bionique) afin de démultiplier les capacités de voir et d'entendre ? Tant qu'à poser des prothèses de tibia autant les poser en fibre de carbone ou mieux en un nanomatériaux ultra-solide, ultra-souple et ultra-élastique pour fabriquer progressivement un ultra-humain, un humain « amélioré ». La question est bien : pourquoi se limiter à « réparer », à restaurer une fonction normale de l'humain ? La remédiation ne demande qu'à être une amélioration. Plutôt que des béquilles, un exosquelette robotique, et dans ce cas pourquoi le limiter ?
On constate le passage direct d'une idéologie de la réparation mécanique à une idéologie de l'amélioration forcenée. Les deux sont déshumanisantes, en un sens qu'il importe de comprendre – particulièrement si on cherche à formuler une éthique humaniste de la relation avec les technologies.
Un meilleur modèle de réflexion sur la dignité humaine C'est en repartant de la valeur intrinsèque de l'humain qu'on peut reformuler les questions sur la remédiation technologique. L'humain, dans les cultures humanistes venues des Lumières (Kant en particulier) a une valeur d'une autre nature que toute autre entité, une valeur qu'on appelle généralement « dignité » (Rosen 2012). Dans les philosophies occidentales cette valeur de la personne humaine se décline selon plusieurs versions, qui insistent plus ou moins sur les valeurs de l'autonomie ou de la vulnérabilité, et qui sont maintenant complétées par des versions inspirées par les philosophies environnementales ou les pensées asiatiques, apportant des valeurs de référence nouvelles, notamment l'épanouissement et l'harmonie. Pour notre sujet, cette valeur spécifique de l'humain doit faire partie du sens profond de la notion d' « intégral » dans l'expression « réparation intégrale ». L’intégral, c'est le tout de la personne, l'indivisibilité de l'individu, par définition, qui ne désigne pas une propriété physique (car on peut amputer le corps) mais une valeur. Il s'agit de maintenir l'intégrité d'une personne, ce qui fait qu'elle est un tout et une personne. C'est cela qui se perd, par exemple, lorsque la personne se « dissout » sous l'effet de la sénilité ou d'une atteinte cérébrale majeure. En ce sens, la personne humaine n'est pas « diminuée » par une amputation, pas plus qu'elle n'est « augmentée » par un exosquelette performant.
Nous rencontrons souvent les problèmes de dignité par leur impact négatif, sous la forme de l'indignation. Les réactions personnelles d'indignation (juger que tel comportement ou telle situation est indigne) et les mouvements collectifs d'indignation (Indignados en Espagne ou best-seller étonnant (Hessel 2010)) relèvent d'une même catégorie éthique qui est en train de devenir centrale : l'acceptabilité. Construire une route, un aéroport ou un barrage, c'est parfois plus facile aujourd'hui que d'en construire l'acceptabilité sociétale. Nous disposons de nombreuses technologies, numériques notamment, qui ne sont pas déployées parce que nous ne sommes pas prêts à les accepter psychologiquement ou sociétalement (puces RFID dans tous les produits de consommation par exemple). En médecine, les problèmes d'acceptabilité sont assez fréquents dans le rapport au traitement – et pas seulement aux greffes, aux prothèses, ou aux effets secondaires indésirables.
L'observance médicale pose des questions toujours spécifiques (prendre son cachet le matin, porter ses lunettes quand on est enfant, endosser son exosquelette) mais qui semblent valider le modèle d'un conflit naturel/artificiel, ou humain/technologie (conflit dont je conteste la pertinence).
Mais il est important, pour défendre la dignité humaine de manière plus pragmatique, de résister à ce réflexe technophobe. Pour cela, il faut essayer de comprendre de manière constructive l'attachement des humains aux objets technologiques. Car c'est un véritable attachement, au sens précis du terme en psychologie (Bowlby 2005) qui nous relie à certains de nos objets technologiques : téléphone mobile, outils, instruments de musique, voiture... Ce lien est porteur de valeurs humaines, comme nous l'avons vu, mais tout particulièrement dans le cas des remédiations technologiques. La personne malvoyante, pour prendre un exemple simple, qui écoute un livre téléchargé au format pdf et lu sur son ordinateur (par une voix synthétique qui est intégrée dans la plupart des micro-ordinateurs), dispose d'un moyen de remédiation technologique qui ne remplace pas une présence humaine (mais ce n'est pas le but car il n'y a pas d'autre présence humaine quand un voyant lit un livre), qui ne répare pas non plus ses yeux, mais qui lui donne accès à de la valeur humaine.
La naturalité de la technologie, argumentée ci-dessus, induit l'acceptabilité de la remédiation technologique. Lire un livre imprimé (objet très artificiel) avec des lunettes et éclairé par une lampe à diodes n'est pas particulièrement « naturel », donc d'autres remédiation technologiques ne seront pas non plus particulièrement « artificielles ». Car l'écrit n'est que remédiation du défaut de notre mémoire, disait déjà Platon dans l'Antiquité, l'imprimerie n'est que remédiation des limites des scribes, la lampe n'est que remédiation des limites de notre perception visuelle. Un grand myope avec ses lunettes est-il « moins » humain ? Non, il est plus humain et notamment dans les dimensions éthiquement pertinentes (autonomie, épanouissement, etc.). Un malade chronique avec les médicaments qui le stabilisent est-il moins humain ? On peut comprendre ici que, sur les principes en tout cas, l'acceptabilité de la remédiation technologique pour l'humain n'a pas à être démontrée ni construite : il suffit de débarrasser ce sujet des pré-interprétations technophobes qui le recouvrent.
Une démarche de grande ampleur poursuit cette tâche – on l'appelle Universal Design (https://en.wikipedia.org/wiki/Universal_design) en anglais, « conception universelle » ou « accessibilité universelle » en français, mais plusieurs appellations et variantes sont en circulation, sans effet important sur le sens de la démarche (Herwig 2008). Le principe est le suivant : c'est par défaut (en standard) que tout doit être accessible à tous, y compris aux « porteurs de handicap », ce que tout humain est à un moment de sa vie (vieillesse, maladie, être enceinte, avoir de lourds bagages, ne pas savoir lire la langue locale, etc.). Les applications courantes permettent de comprendre facilement ce principe : une rampe d'accès et pas un escalier, un pictogramme et pas un texte, une interface numérique très tolérante aux erreurs, etc. L'effet éthique de cette approche est de première importance : il évite de stigmatiser certaines personnes. Lorsqu'on accède à un bâtiment par une rampe inclinée, lorsque l'ascenseur énonce vocalement les étages et que les boutons ont un relief en braille, lorsque les portes ont des poignées longues (effet de levier) et des gonds permettant de les ouvrir sans effort, personne n'est confronté à une « différence » comme « handicap ». La remédiation technologique est ici d'autant plus efficace qu'elle est transparente, ordinaire, non spectaculaire, et pour le dire en un mot : « naturelle ». Mais ce naturel demande toute une prise de conscience et un travail sur l'éthique de la technosphère.
Les personnes humaines disposent déjà dans leur environnement contemporain de toute une interface technologique d'assistance et de remédiation qui participe à leur développement comme personne humaine et ne les dévalorise ni ne les stigmatise en rien. Je ne connais plus par cœur aucun numéro de téléphone, je ne me sens pour autant ni humilié ni diminué par la mémoire de mon téléphone mobile. Nous cliquons sur des mini-portraits pour appeler nos proches au téléphone, assistance devenue naturelle : si ces portraits sont de grande taille et réduits à un ou deux, sur une interface de téléassistance pour maintien à domicile par exemple, la personne qui bénéficie de cette remédiation reste dans le cadre de l'acceptabilité éthique des technologies.
Bilan
1) Mieux comprendre l'acceptabilité des technologies ordinaires, qui ont profondément modifié nos comportements et nos systèmes de valeurs.
2) Construire l'acceptabilité de remédiations technologiques particulières ou nouvelles (médicales notamment)
3) Essayer d'effacer les délimitations qui stigmatisent le « handicap » et la « maladie », des notions déjà relatives et peut-être vouées à disparaître.
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- Bostrom, Nick. 2005. « A history of transhumanist thought ». Journal of Evolution and Technology 14 (1): 1-25. http://core.ac.uk/download/pdf/224444.pdf.
- Bowlby, John. 2005. The Making and Breaking of Affectional Bonds. London; New York: Routledge.
- Canguilhem, Georges. 1966. Le normal et le pathologique. Paris: Presses universitaires de France.
- Clark, Andy. 2003. Natural-Born Cyborgs: Minds, Technologies, and the Future of Human Intelligence. Oxford; New York: Oxford University Press. http://site.ebrary.com/id/10085228.
- Herwig, Oliver. 2008. Universal Design: Solutions for a Barrier-Free Living. Basel; Boston: Birkhäuser.
- Hessel, Stéphane. 2010. Indignez-vous! Montpellier: Indigène éd.
- Ihde, Don. 1990. Technology and the Lifeworld from Garden to Earth. Bloomington: Indiana University Press.
- Puech, Michel. 2008. Homo Sapiens Technologicus. Philosophie de la technologie contemporaine, philosophie de la sagesse contemporaine. Paris: Editions le Pommier.