Les défauts des séries de Aaron Sorkin sautent aux yeux, sans que cela ne gâche, ce qui les rend aimables. Leur côté désuet, par exemple. Le premier épisode de The West Wing a été diffusé en 1999, le dernier en 2006, et pourtant il est difficile de croire que cette série est contemporaine de The Wire ou des Soprano. Non seulement The West Wing ressemble à une série des années 90 perdue dans les années 2000, mais ce décalage a dans le contexte de sa diffusion quelque chose d’utopique : tandis que Martin Sheen incarne à la télévision un président démocrate idéalisé, le vrai bureau oval est occupé par George Bush.
Parmi les traits irritants des séries d’Aaron Sorkin, il y a aussi un côté moralisateur. The West Wing ne cachait pas sa dimension édifiante, ou au moins pédagogique : en montrant les coulisses de la maison blanche, il s’agissait d’expliquer le fonctionnement des institutions américaines, en soulevant des questions politiques et morales. Dans The Newsroom, sa série arrêtée en décembre 2014 qui mettait en scène l’équipe d’un journal télévisé, le manichéisme prend encore plus de place. Le présentateur Will et sa productrice MacKenzie proclament à tout moment qu’ils font de la “news”, sorte de notion immaculée logée dans une forteresse assiégée par le marketing. Et paradoxalement quand Will est au micro, il fait tout sauf donner des nouvelles : il prend position, défend la veuve et l’orphelin, démonte le Tea party, etc. Dans une moindre mesure, Studio 60 on the sunset strip succombait aux mêmes oppositions schématiques entre la liberté éditoriale et la contrainte du chiffre. Dans cette série sur la fabrication d’une émission inspirée du Saturday Night Live, l’éternelle démarcation morale, quoique plus subtile que dans The Newsroom, amenait avec elle un esprit de sérieux plombant quelque peu la légereté revendiquée de la troupe d’humoristes. Ces défauts, donc, ne parviennent pas à émousser ce qui accroche et retient immédiatement l’attention dans ces trois séries, et qu’on peut simplement désigner comme le spectacle de l’emprise de la parole sur la vie. C’est dans ce primat de l’éloquence que The West Wing se distingue des séries de son époque (David Chase, le créateur des Soprano, n’a pas de mots assez durs à propos de Sorkin), et c’est ce qui fait la singularité des trois séries qui nous intéressent. Le discours a ici plusieurs facettes : les dialogues qui crépitent, la parole argumentative, mais aussi l’art des histoires - l’art de les raconter et de voir ce qu’il en reste quand le temps a passé.
Dialogues. L’ivresse de la parole vient d’abord bien sûr des dialogues qui fusent comme dans les screwball comedy. La mécanique, si elle n’est pas dépourvue d’automatismes - ce montage sur youtube le souligne à merveille - exerce forcément une fascination. A titre d’exemple, cet effet comique récurrent qui consiste à faire répéter hors contexte, comme un bug, une phrase entendue plus tôt.
Mais la frénésie des répliques est moins intéressante dans son côté machinal que dans son côté vital. En effet, tout le problème est pour Sorkin de donner corps et âme à ses personnages de papier. Et la réponse qu’il donne au problème est inscrite dans sa formulation : il faudra filmer des personnage possédés par les mots qu’ils prononcent et des corps animés par le besoin de parler. Le rôle de la caméra de The West Wing est purement et simplement de montrer des gens parler. Quand elle n’assure pas, par un plan-séquence, le passage d’un dialogue à un autre, elle tourne autour des interlocuteurs comme pour dessiner l’étendue de ce qu’ils disent. L’ingéniosité de la mise en scène est alors de tirer le meilleur parti du lieu filmé comme espace où s’échangent les répliques. Les trois séries citées ont pour titre les lieux dans lesquels elles se situent : la Maison blanche, un studio, une salle de rédaction. Chacun de ces endroits a ses spécificités qui se reflètent dans la dynamique des dialogues. Le dédale des couloirs dans The West Wing introduit la complication administrative et politique. Le balcon de Studio 60, longeant les bureaux et donnant sur la scène, est à la fois propice à la nervosité des allers et venues et à la mélancolie de la contemplation. La communication entre la régie et le plateau de The Newsroom - l’oreillette par laquelle MacKenzie parle avec Will -, est à l’image de leur relation mêlant le public et l’intime, l’une soufflant dans l’oreille de l’autre des instructions que toute la régie entend.
Plaidoiries. Les discussions sont animées, c'est entendu, mais par quoi ? Studio 60 et The Newsroom commencent en posant la question. Dans le premier cas, un showrunner se lance en direct dans un monologue mettant en cause la chaîne qui l’emploie, dans le second, c’est un présentateur vedette qui explique par le menu à un public d’étudiants en quoi l’Amérique n’est plus le plus grand pays du monde. C'est que dans ces deux séries, au moins autant que dans The West Wing, les envolées rhétoriques prennent une place centrale. Cet art du discours est en fait un art de la plaidoirie. Le studio, la Maison Blanche, la rédaction peuvent à tout moment se transformer en tribunal dans lequel les arguments sont entendus et la justice rendue. L’analogie est développée par un personnage dans la première saison de The Newsroom : le plateau de télévision est semblable à une cour dans laquelle le présentateur est un juge qui donne la parole et modère les interprétations contradictoires. C’est en réponse à ce dispositif que Will McAvoy est accusé par ses ennemis d'agir en redresseur de torts plutôt qu'en rédacteur en chef. On pourrait adresser la même objection à Aaron Sorkin, dont les convictions démocrates percent continuellement sous l’éloquence de ses porte-paroles. Ce serait oublier qu'il laisse une chance à la contradiction, jusque dans ses personnages : la très religieuse Harriet Hayes tourne sur scène les religions en dérision, et le républicain Will McAvoy traite sans état d'âme de talibans les membres du tea party.
Les personnages d'avocats dans les trois séries
C'est que l’adversité n’est pas, pour eux, du côté des ennemis idéologiques. Elle est dans la tentation de la rhétorique et des jeux de langage : la parole qui tourne à vide, transformant la justice en machinerie politicienne ou judiciaire. Il est intéressant à cet égard de noter les traits commun des personnages d'avocat dans les trois série, et le rôle qu'ils y jouent. Dans The West Wing, Olivier Babish, le chef du service juridique de la maison blanche mène une enquête interne sur la communication autour la maladie du président Jed Bartlet. Dans Studio 60, une certaine Mary Tate est embauchée par la chaîne NBS pour défendre Matt d’une plainte pour licenciement abusif. Et dans The Newsroom, c’est toute la saison deux qui est contruite autour de dépositions à Rebecca Halliday, l’avocate de la chaîne ACN. Dans les trois cas, ces avocats sont là pour préparer des personnages aux poursuites légales qu'ils risquent d'affronter. Leur ambivalence tient à cette double fonction d'alliés (ils défendent en réalité la même cause que ceux qu'ils interrogent) et d'adversaires virtuels (le temps d'une scène, d'un épisode, d'une saison, ils sont effectivement les adversaires). Une dualité qui se reflète dans leur manière de parler, séduisante mais dangereuse car elle perd l'interlocuteur dans un jeu de répliques sans fin. Face à eux, les personnages redeviennent des créatures de papier. En somme, Sorkin décrit dans ces situations le tiraillement de sa propre écriture entre la fiction et la rhétorique.
Histoires. Les intrigues ne sont pas réputées être le fort de Aaron Sorkin. On voit bien en effet que les rebondissements n'ont chez lui d'intérêt que dans les situations, et donc les dialogues, qu'ils suscitent. Pourtant, vue à travers la même idée de justice - tendre vers l'équilibre en rendant à chacun ce qui lui revient - ses histoires prennent un tour plus surprenant. La saison deux de The Newsroom, par exemple, est structurée par les questions de Rebecca Halliday au sujet de l’affaire Genoa : la révélation par l’équipe de Will McAvoy d’un scandale lié à l’utilisation par l’armée américaine de gaz sarin. La majorité des épisodes sont constitués de flashback accompagnant les dépositions à l’avocate des journalistes ayant participé à l’affaire. En éclairant l’histoire et le point de vue spécifiques de chaque personnage, cette mise en lumière rétrospective donne à la série une profondeur qui lui manquait dans la première saison. Ce contexte judiciaire aide à définir ce qu'est un personnage pour Sorkin : quelqu'un à qui on rend justice, c'est-à-dire quelqu'un qu'on laisse s'exprimer et qu'on écoute raconter.
La définition vaut pour l'affaire Genoa, pour les intrigues politiques dans The West Wing, mais aussi pour les histoires sentimentales de Studio 60 et de The Newsroom. Hariett et Matt, dans le premier cas, et Will et Mackenzie, dans le second. Les deux couples ont le même genre d'histoire : un passé commun, une séparation, et la nécessité de travailler à nouveau ensemble. Ce passé ressurgit dans des anecdotes ressassées, qui cristalisent simultanément ce qui unit le couple et ce qui le sépare. Dans Studio 60 c'est une dispute à propos de la participation d’Harriet à l’émission “the 700 club”. Dans The Newsroom c’est une infidélité de MacKenzie. Dans les deux cas, le couple ne trouve un avenir commun que si chacun a eu l’occasion, dans des moments de vérité, de s’expliquer sur le passé. Le dénouement d'une histoire d'amour correspond à son élucidation. L’idéalisme sentimental de Sorkin n’est au fond pas séparable de son idéalisme politique. Dans les deux cas, il s’agit de rendre justice aux personnage, de les faire participer à une équilibre d’ensemble.