Saudaa Group est le projet solo d'Alexis Paul. Un orgue de barbarie se dresse sur scène : cet instrument impressionne vivement, semble sortir de l'imaginaire. Alexis ne cesse d'actionner une manivelle pour opérer une boucle sur cette machine et en extirper une suite de rêves un peu oubliés, une chaîne d'agréables et troubles souvenirs comme lentement effacés par le grain des années. Cela sonne comme un coin chaud, quelque chose qui chahuterait l'ombre, l'onde hésitante et vacillante d'une bougie. Le début est tendre, comme une façon de sourire déçu, enroulant sa pensée à travers d'infinis parchemins de réflexion. Puis cela s'inquiète, s'assombrit, s'approfondit pour réagir par cet accès brut à la rythmique : on trouve toujours en toile de fond cet appel, cette espèce de vertigineuse pente sonore, bourdonnement constant irradiant de beauté, resplendissant par sa propre évidence. Il est attrayant de le voir manipuler cet instrument : l'orgue conserve une part de mystère, cache sa réelle nature, dissimule sa véritable responsabilité à travers les strates de sons libérées, renforçant le côté presque onirique de la prestation, s'ajoutant au mystère voilant ses compositions et permettant notamment à ces vingt-cinq minutes de lentement sombrer dans un épais brouillard des sens, fameusement applaudi par la salle.
Lubomyr Melnyk joue droit. Reste sereinement stoïque face au continuel déferlement de notes qui se cognent avec la plus doucereuse des logiques. Rivers & Streams, c'est le nom de son dernier album. Lubomyr Melnyk révère les courants et les rivières, cela ne fait aucun doute : l'eau, matière première à toute vie, imprègne sans égards ses longues compositions. Cette descente de sons, infinie, ce flot continu de ritournelles qui s'entrecroisent et s'accumulent pour construire, petit à petit, un éternel repaire de résonance : cela atteint cet état difficile où les sonorités rebondissent les unes sur les autres, où celles-ci se transforment discrètement en une espèce d'onde fuyante et bourdonnante, où l'unité même de la pièce ne s'achève que lorsque toute cette armada de mélodies s'élève en un point central, donnant sens à toute chose. Il est captivant de voir son buste se figer lorsque sa paire de bras s'activent de manière régulière, parcourant le piano tel une pendule dorée minutieusement réglée sur les brillantes et majestueuses pulsations de son instrument ; d'autant plus que le bougre se permet d'abaisser les paupières durant chacun de ses morceaux, profondément immergé à travers ces tumultueuses et magnifiques cavalcades. Splendide concert donné par l'ukrainien.
On se trouve maintenant en présence de Charlemagne Palestine. L'homme investit la scène. Il se présente avec moults attributs que l'on pourrait qualifier de " bigarré ", arborant un costume aux mille couleurs et disposant son escouade de peluches autour du piano, comme pour mieux en absorber les colossales vibrations qui en sortiront quelques minutes plus tard. Le bonhomme se faufile posément entre ses instruments, nous fait apprécier le tintement régulier d'une paire de verres à pied pour finalement nous servir le plus gros de son œuvre. Car, par la suite, il ne sera question que de piano. Charlemagne Palestine racle les cordes de son piano. Il en extrait ce que l'on appelle la " substantifique moelle " : il exige et force cet instrument à élargir ses limites en projetant les notes les unes contre les autres, provoquant collisions qui, misent bout à bout, ordonnancent une gigantesque montagne de sonorités agiles et vivaces comme le bruissement d'un millier de feuilles d'arbre. A la manière de Melnyk, on retrouve ici cette insidieuse volonté de s'égarer dans les vastes brumes sonores déployées ; seulement, la méthode de Palestine est plus radicale, s'articule précisément sur les frottements alternés et incessants d'une étincelante poignée de cordes. Les sons s'arrangeant les uns aux autres ne cessent de s'entremêler comme un groupuscule grouillant de corps vivants, chacun possédant sa propre identité et se brassant les uns aux autres dans une danse frénétique ouvrant avec force le champ d'une infinie collection de possibles. Les mélodies croisent le fer et s'écartèlent à tel point qu'une sourde voie se creuse à travers cet inarrêtable amas de notes, resplendissantes au début comme étouffantes vers la fin, immense et menaçant nuage noir qui mit un terme à une vertigineuse demi-heure. Trente minutes qui n'auront pas suffi à un public demandeur : Charlemagne Palestine ayant été, à ce qui se disait, hautement troublé par la performance de Lubomyr Melnyk, il décida d'abréger sèchement sa performance. Il n'en reste pas moins que celui-ci aura parfaitement géré son affaire en parsemant l'assemblée des fréquences les plus inédites que peut produire son instrument de prédilection.