Magazine Culture

(anthologie permanente) Les Murray (1938-)

Par Florence Trocmé

Cycle des chants de congés à Bulahdelah-Taree : n°12 
 
Les étoiles des congés se répandent dans l’ensemble du ciel. 
Des gens lèvent les yeux vers elles par les portes des caravanes aux campings ; 
d’autres les regardent depuis les fermes avant de rentrer ; ils scrutent leurs chances d‘étoiles pour l’année. 
La Croix du Sud pend tête en bas, dans l’air au-dessus de Markwell ; 
elle tourne au sommet du Refuge, pivot des Saisons, haussant une épaule : 
„Voici que je m’élève avec mes pointes et mon chargement…“ 
penchant vers l’est elle brille sur les scieries et les lacs, sur les verres des Anciens. 
En regardant la Croix, la galaxie est par-dessus notre épaule gauche, suspendue en altitude à l’est ; 
là le Chien suit le Chasseur ; l’Étoile du Chien pulsant au dessus de Forster ; 
sa clarté descend sur le Gang de Motards, 
et sur les cabanes de location de bateaux, à l’endroit de l’Huître ; prés des Œufs de la Requine dans sa Tanière ; 
les Pléiades sont épinglées haut dans le noir, loin en arrière au-dessus de Manning ; 
elles brillent sur les Deux Eucalyptus, sur les quais de rivière pourris et les villes ; 
posées là au-dessus de l’eau et des marais à luzerne, à l’emplacement des Familles ; 
leur lumière pétille sur Taree et ses boutiques libanaises, elle se fond dans le halo des lampadaires. 
Des gens redécouvrent la lumière stellaire, partant en stop vers le nord, 
voyageant dans le nord au-delà des saisons, vers le pays des Communes et de la Banane : 
le Cheval ailé, la Fille Sauvée et le Taureau brûlent inflexibles dessus cette région. 
Maintenant la Nouvelle Lune est basse à l’ouest, lointaine direction des Vachers 
et des Foires à Bestiaux, le lieu des nuages abrupts et du Rodéo ;  
la Nouvelle Lune qui a versé sa pluie, la lune des Semis. 
D’autres sortent et observent les étoiles, le quartier de melon lunaire, 
le Scorpion s’abaissant entre les montagnes vers Waukivory, sombrant derrière la ligne d’arbres, 
à l’heure des Melons Brodés et du Jour de Repos… 
la Croix se hisse sur son épaule, au dessus de l’horizon luisant ; 
transportant une petite étoile dans sa poche elle redescend scintillante 
sur le Mont Alun et les lacs enfilés de la Rivière Myall, au dessus du Jour de Repos. 
 
 
Première publication en 1977. Extrait de : Les Murray : Learning Human, Carcanet 2001. Traduit de l’anglais (australien) par Jean-René Lassalle. 
 
 
The Buladelah-Taree Holiday Song Cycle : 12 
 
The stars of the holiday step out all over the sky. 
People look up at them, out of their caravan doors and their campsites; 
people look up from the farms, before going back; they gaze at their year's worth of stars. 
The Cross hangs head-downward, out there over Markwell; 
it turns upon the Still Place, the pivot of the Seasons, with one shoulder rising: 
“Now I'm beginning to rise, with my Pointers and my Load…” 
hanging eastwards, it shines on the sawmills and the lakes, on the glasses of the Old People. 
Looking at the Cross, the galaxy is over our left shoulder, slung up highest in the east; 
there the Dog is following the Hunter; the Dog Star pulsing there above Forster; it shines down on the Bikies, 
and on the boat-hire sheds, there at the place of the Oyster; the place of the Shark's Eggs and her Hide; 
the Pleiades are pinned up high on the darkness, away back above the Manning; 
they are shining on the Two Blackbutt Trees, on the rotted river wharves, and on the towns; 
standing there, above the water and the lucerne flats, at the place of the Families; 
their light sprinkles down on Taree of the Lebanese shops, it mingles with the streetlights and their glare. 
People recover the starlight, hitching north, 
travelling north beyond the seasons, into that country of the Communes, and of the Banana: 
the Flying Horse, the Rescued Girl, and the Bull, burning steadily above that country. 
Now the New Moon is low down in the west, that remote direction of the Cattlemen, 
and of the Saleyards, the place of steep clouds, and of the Rodeo; 
the New Moon who has poured out her rain, the moon of the Planting-times. 
People go outside and look at the stars, and at the melon-rind moon, 
the Scorpion going down into the mountains, over there towards Waukivory, sinking into the tree-line, 
in the time of the Rockmelons, and of the Holiday… 
the Cross is rising on his elbow, above the glow of the horizon; 
carrying a small star in his pocket, he reclines there brilliantly, 
above the Alum Mountain, and the lakes threaded on the Myall River, and above the Holiday. 
 
 
Extrait de : Les Murray : Learning Human, Carcanet 2001 
 
 
 
Un arc-en-ciel absolument ordinaire 
 
La rumeur tourne chez Repin’s, 
un murmure roule dans le Lorenzini, 
au Tattersalls quelques-uns lèvent les yeux de leurs feuilles de chiffres, 
les copieurs de la Bourse oublient la craie dans leur main 
et des hommes avec du pain dans les poches abandonnent le Greek Club : 
il y a un type qui pleure à Martin Place. On ne peut pas l’arrêter. 
 
Le trafic dans George Street s’endigue sur un kilomètre, 
vidé de son mouvement. Une foule s’échauffe en discussions, 
une autre foule s‘empresse. Beaucoup courent dans des rues délaissées 
qui une minute avant étaient rues principales affairées, indiquant : 
là-bas il y a un type en larmes: personne ne peut l’arrêter. 
 
Celui que nous entourons et que personne n’approche 
laisse couler ses larmes, et ne s’en cache pas, il pleure 
non comme un enfant, ni un vent gémissant, mais en humain 
sans récriminer ni frapper sa poitrine, sans même 
sangloter trop fort – pourtant la dignité de ses pleurs 
 
nous retient hors de son espace, qu’il a creusé autour de lui 
dans la lumière de midi, dans son pentagramme de chagrin, 
les uniformes derrière l’attroupement qui tentent de le saisir 
le regardent figés et ressentent étonnés dans leur esprit 
une langueur pour les larmes comme les enfants pour l’arc-en-ciel. 
 
Certains diront dans les années à venir qu’un halo 
ou champ de force l’englobait. Mais rien de tel. 
Certains diront que choqués ils auraient voulu le calmer 
mais ils n’auront pas été là. La virilité la plus ardente, 
la plus tenace réserve, l’esprit le plus vif parmi nous 
 
tremble de silence et se consume en d’inattendues 
déclarations de paix. Dans cette multitude, d’aucuns crient 
qui se pensaient heureux. Seuls les plus petits enfants 
et tels qui regardent depuis le paradis l’approchent 
et s’assoient à ses pieds avec les chiens, les pigeons poussiéreux. 
 
Ridicule, dit quelqu’un près de moi, et il bloque 
sa bouche de ses mains, comme si elle vomissait –  
puis je vois une femme rayonnante tendre sa main  
et frissonner en recevant l’offrande de larmes; 
quiconque la suit la reçoit aussi 
 
et beaucoup pleurent par pure acceptance, et plus encore 
refusent de pleurer par peur de cette acceptance, 
mais l’homme en larmes, comme la terre, ne nécessite rien, 
l’homme qui pleure nous ignore et verse 
par son visage tourmenté et son corps ordinaire 
 
non des mots mais une tristesse, non des messages mais une peine, 
dure comme la terre, présente et limpide comme la mer –  
lorsqu’il s’arrête il passe simplement entre nous, 
épongeant son visage avec la dignité d’un 
homme qui a pleuré puis a fini de pleurer. 
 
Échappant à ceux qui croient, il descend en hâte Pitt Street. 
 
 
Première publication en 1969. Extrait de : Les Murray : Killing the Black Dog, Farrar 2009, traduit de l’anglais (australien) par Jean-René Lassalle. 
 
 
 
An Absolutely Ordinary Rainbow 
 
The word goes round Repins, 
the murmur goes round Lorenzinis, 
at Tattersalls, men look up from sheets of numbers, 
the Stock Exchange scribblers forget the chalk in their hands 
and men with bread in their pockets leave the Greek Club: 
There's a fellow crying in Martin Place. They can't stop him. 
 
The traffic in George Street is banked up for half a mile 
and drained of motion. The crowds are edgy with talk 
and more crowds come hurrying. Many run in the back streets 
which minutes ago were busy main streets, pointing: 
There's a fellow weeping down there. No one can stop him. 
 
The man we surround, the man no one approaches 
simply weeps, and does not cover it, weeps 
not like a child, not like the wind, like a man 
and does not declaim it, nor beat his breast, nor even 
sob very loudly—yet the dignity of his weeping 
 
holds us back from his space, the hollow he makes about him 
in the midday light, in his pentagram of sorrow, 
and uniforms back in the crowd who tried to seize him 
stare out at him, and feel, with amazement, their minds 
longing for tears as children for a rainbow. 
 
Some will say, in the years to come, a halo 
or force stood around him. There is no such thing. 
Some will say they were shocked and would have stopped him 
but they will not have been there. The fiercest manhood, 
the toughest reserve, the slickest wit amongst us 
 
trembles with silence, and burns with unexpected 
judgements of peace. Some in the concourse scream 
who thought themselves happy. Only the smallest children 
and such as look out of Paradise come near him 
and sit at his feet, with dogs and dusty pigeons. 
 
Ridiculous, says a man near me, and stops 
his mouth with his hands, as if it uttered vomit— 
and I see a woman, shining, stretch her hand 
and shake as she receives the gift of weeping; 
as many as follow her also receive it 
 
and many weep for sheer acceptance, and more 
refuse to weep for fear of all acceptance, 
but the weeping man, like the earth, requires nothing, 
the man who weeps ignores us, and cries out 
of his writhen face and ordinary body 
 
not words, but grief, not messages, but sorrow, 
hard as the earth, sheer, present as the sea— 
and when he stops, he simply walks between us 
mopping his face with the dignity of one 
man who has wept, and now has finished weeping. 
 
Evading believers, he hurries off down Pitt Street. 
 
 
 
Extrait de : Les Murray : Killing the Black Dog, Farrar 2009 
 
 
 
Spermaceti 
 
Je sonorise ma vision et des squelettes fléchissants tournoient 
dans notre mur commun. D’une décharge sonique depuis la fragrante 
demeure de mon crâne, j’assomme les vies de quelques-uns 
et ralentis, les rétrolavant dans ma bouche. Je m’allège, 
souffle puis redescends stagner. Et je scrute en sons longs et graves 
par-delà la courbe de Dur vers des côtes au goût de rivière, 
au goût de pétrole, vers les amples côtes crissantes à l’air rigide. 
Comme le mur de notre élément a une brillante bordure pulsante : 
le crash supporté de l’envol profond en lui, incessante intrusion ! 
Seuls les opercules de vue et respiration nous relient encore 
à l’Air nanisant, où la vision vraie fonctionne à peine. 
La force de notre mur nous préserve de même contre 
une inertie du Dur pierreux, sa compacité qui meule la vie, 
contre ses fissures et ruisselantes couches que nous chantons pour visualiser 
mais où sommes muets, figés, désarticulés. La vue est un suint 
du proche en nous, et montre  les goûts du comestible 
modelés sur vertèbres. Mais notre vision plus vaste s’exprime. 
Je chante par-delà la courbe de distance les os vivants ajointés 
de mes compagnons de chant ; j’intone les tubes valvés d’un profond volcan 
fulminant blanc dans une pesanteur noire ; je capte l’enfoncement d’une île, 
les battements brouille-chant du cœur d’un bateau, les stries stridentes de courants 
tenaillant un relief sous-marin. Le mur que je défonce fonçant aveugle 
soigne, me picotant de sonars. Chacune de mes longues plaintes modulées 
rétablit le monde, recentre sa structure tintante. 
 
 
Extrait de : Les Murray : Translations from the Natural World, Carcanet 1992,  Traduit de l’anglais (australien) par Jean-René Lassalle. 
 
 
 
Spermaceti 
 
I sound my sight, and flexing skeletons eddy 
in our common wall. With a sonic bolt from the fragrant 
chamber of my head, I burst the lives of some 
and slow, backwashing them into my mouth. I lighten, 
breathe, and laze below again. And peer in long low tones 
over the curve of Hard to river-tasting and oil-tasting 
coasts, to the grand grinding coasts of rigid air. 
How the wall of our medium has a shining, pumping rim: 
the withstood crush of deep flight in it, perpetual entry! 
Only the holes of eyesight and breath still tie us 
to the dwarf-making Air, where true sight barely functions. 
The power of our wall likewise guards us from 
slowness of the rock Hard, its life-powdering compaction, 
from ist fissures and streamy layers that we sing into sight 
but are silent, fixed, disjointed in. Eyesight is a leakage 
of nearby into us, and shows us the taste of food 
conformed over its spines. But our greater sight is uttered. 
I sing beyond the curve of distance the living joined bones 
of my song-fellows; I sound a deep volcano’s valve tubes 
storming whitely in black weight; I receive an island’s slump, 
song-scrambling ship’s heartbeats, and the sheer shear of current-forms 
bracketing a seamount. The wall, which running blind I demolish, 
heals, prickling me with sonars. My every long shaped cry 
re-establishes the world, and centres its ringing structure. 
 
 
Extrait de : Les Murray : Translations from the Natural World, Carcanet 1992. 
 
 
 
En souvenir d’une rencontre manquée avec le grand poète australien Les Murray : attendu par une salle d’une centaine de personnes à Fribourg en Brisgau, on annonça à l’heure exacte de sa lecture qu’il n’était pas arrivé en gare par le train de Munich et qu’on avait perdu sa trace, n’ayant pas de portable à 77 ans. Deux livres existent maintenant en français : Le rêve de porter des shorts pour toujours, traduit par Thierry Gillyboeuf chez L’Oreille du Loup (bilingue, 2011), et C’est une chose sérieuse que d’être parmi les hommes, traduit par Daniel Tammet, chez l’Iconoclaste (2014). À sa biographie dans Poezibao ci-dessous (par Thierry Gillyboeuf), ajoutons que sa poésie en vignettes narratives aux perspectives étranges - peut-être influencées par son autisme Asperger -, oscillant entre le parler populaire des rednecks pauvres et un vocabulaire richement mélodieux frôlant l’hermétisme, invoque une Australie multifacettes, avec ses vastes paysages. Dans l’anthologie de son œuvre Learning Human (apprendre à être humain), le “Cycle des chants de congé de Buhladelah-Taree” anime des Australiens modernes dans une ambiance mythique inspirée des légendes Aborigènes. “Un arc-en-ciel absolument ordinaire” exemplifie Killing the Black Dog, petit livre en prose et poèmes où Murray détaille son combat contre sa dépression. Dans Translations from the Natural World, il recrée des expériences de vie animales singulières. Et pour un poète résonne remarquablement celle du cachalot, gigantesque être incommode et silencieux qui sonorise sa vision pour recentrer le monde. 
 

[Jean-René Lassalle]

Les Murray dans Poezibao
Biobibliographie  
Extrait 1 
 
Écouter Les Murray dire “Spermaceti” en anglais sur Lyrikline  


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