La conscience, de gré ou de force
Jesper Humlin est un homme terrorisé. Sa renommée à titre de poète, dans son pays, la Suède, ne le protège aucunement des affolements qui pourrissent son quotidien. Il craint la perspective d’une mauvaise critique, il appréhende la disparition de son bronzage, il tremble devant sa petite amie qui le somme de lui faire un enfant, il est désemparé face à son éditeur qui veut le forcer à faire un polar pour renflouer les coffres de la maison, il perd ses moyens et son pécule sous la domination de son conseiller financier. Et que dire de la terreur que lui inspire sa vieille mère, nonagénaire, néanmoins maîtresse dans l’art du chantage et du sadisme affectifs?
La rencontre de Jesper avec une jeune réfugiée, Tea-Bag, sonne le début d’un enchaînement de péripéties plus ou moins catastrophiques, l’enlisement dans un cauchemar dont il n’arrive pas à s’éveiller. L’écrivain a perdu la maîtrise de sa destinée et est ballotté au gré des événements dont les autres tirent les ficelles. C’est ainsi qu’il sera pour ainsi dire enrôlé de force pour donner des cours de créations littéraires à trois jeunes femmes, réfugiées clandestines, une Nigérienne (Tea-Bag), une Iranienne et une Russe. Chacune entretient une confusion quant à son véritable prénom, confusion qui n’a d’autre but que de nous rappeler qu’elles ne sont qu’une figure emblématique d’une multitude de drames.
Enfoncé dans le pétrin jusqu’au cou, Jesper n’aura pas le choix de les aider et d’entendre leurs histoires d’horreur, des histoires en tous points comparables à celles qui font notre actualité. Histoire de guerre civile africaine qui décime les familles, histoire de pauvreté et d’alcoolisme qui font des jeunes femmes russes des proies faciles pour les proxénètes, histoire de filles iraniennes qu’on marie contre leur gré pour des questions de gros sous et qu’on brûle à l’acide en cas de rébellion.
À travers les folles péripéties que lui imposent les événements, Jesper traverse le mur qui le protégeait de la réalité de son pays et peut-être de la sienne propre, de son désir.
Mankell, le versatile
Henning Mankell n’a plus besoin de présentation. Le père du célèbre inspecteur Wallender, qui vient de succomber à un cancer, n’a pas fait que des polars, loin de là. Ce roman, Tea-Bag, nous donne à voir une facette du talent de l’artiste, sa capacité à mettre en scène, dans des dialogues qui frôlent le surréalisme, l’incommunicabilité des êtres poussée à un paroxysme qui fait grincer des dents. L’attachement que le lecteur ne peut s’empêcher d’éprouver pour le poète narcissique, déconnecté, impuissant, gaffeur, constitue une autre prouesse de l’auteur. On se reconnaît dans cet être qui répugne à prendre conscience de la misère sordide qui se cache sous les dehors policés de son pays. Et si ce n’était que d’autres l’attrapent par le col et le force à voir et à entendre, il continuerait de se vivre comme un imposteur à la merci de qui pourra réduire à néant sa fragile renommée.
Quelques extraits
Écrit en 2001, Tea-Bag n’en est pas moins brûlant d’actualité, presque prémonitoire. À preuve ces quelques extraits qui permettent d’en juger et d’apprécier le trait de plume de Mankell.
«Des marins réduits à des ombres sifflantes les avaient poussés sans ménagement dans la cale, comme des esclaves des temps modernes. Ils n’avaient pas de chaînes aux pieds. Leurs chaînes, c’étaient les rêves, le désespoir, toute la peur au ventre avec laquelle ils avaient fui un enfer terrestre pour tenter d’atteindre la liberté en Europe. Ils touchaient presque au but quand le bateau s’était échoué. L’équipage grec avait disparu à bord des canots de sauvetage en laissant les gens entassés dans la cale se débrouiller. L’Europe nous a abandonnés avant même que nous touchions terre. Je ne dois pas l’oublier, quoi qu’il arrive.»
«Mais n’oublie pas: tu vis sur une planète parcourue par de grandes vagues de gens en fuite, qui viennent des mondes pauvres et qui ne sont les bienvenus nulle part. Et ceux qui sont de l’autre côté des frontières que nous voulons franchir vont tout faire pour t’empêcher d’arriver.»
«Soudain il vit, comme dans une révélation, une armada de petits bateaux en mouvement sur toutes les mers du monde, avec à leur bord des fugitifs qui ramaient, en route vers la Suède.»
Henning Mankell, Tea-Bag, Seuil, 2007 (pour la traduction française) 247 pages (version numérique)