Je m'effondre. Je griffe mon carnet d'une grande écriture qui ne me ressemble pas. Je n'ai pas pu reporter plus longtemps mon tête à tête avec toi. Tout à l'heure, tu m'as repris le bras, tes doigts puissants serraient mon pull et ma peau. Tu m'as bloquée contre la porte, tu as approché ton visage tout contre le mien, je ne te reconnais plus. Qu'est-ce que tu fabriques Lisa ? Si Marie s'aperçoit que nous ne nous entendons plus je ne donne pas chère de notre peau à tous les deux dans ce travail. Alors je t'ai tout expliqué et j'ai hurlé je crois, mon incompréhension, et puis ta distance, ton silence, ta présence ici, ma situation, notre amitié par terre. Tu es devenu très blanc tout à coup, tu t'es éloigné. Je ne peux rien te dire Lisa. Et tu es parti. Je suis rentrée bouleversée à la maison. Tom était là. Je l'ai serré très fort contre moi, trop fort, je sentais ses petits os contre mes bras, la douceur de ses cheveux contre ma joue. Mon enfant. Il m'a dit un incompréhensible Je sais maman qui m'a bouleversée davantage. Mon enfant lumineux. Il y a des jours où il est tellement difficile d'être mère, d'être forte pour deux, où l'enfant que j'étais moi aussi, avant, cherche des bras pour pleurer, se trompe et se sent misérable. Pardonne moi mon chéri je suis épuisée. Et j'ai embrassé Tom sur le front, et j'ai repris très vite mon rôle, mes larmes séchaient durement sur ma joue tandis que je lui posais des questions sur sa journée, ses cours, l'école. Mon fils.
Lorsque j'étais très jeune je voulais tout faire, tout essayer. Le monde s'offrait à moi comme un panel merveilleux d'activités à tester. Mes camarades s'étaient inscrites à un cour de danse classique, j'ai fait pareil. Tous les mercredis après-midi, nos petites silhouettes graciles vêtues de rose clair se tenaient côte à côte, essayant de bien faire, d'écouter la voix un peu sévère qui donnait des ordres, le corps qui tentait de suivre, un peu gourd, de reproduire, la grâce qui manquait, la lumière trop vive qui inondait la salle, le miroir absent, la barre très longue sur un seul pan du mur, la vue sur le lotissement. Tout était vétuste et sentait le à peu près. Je n'étais pas à ma place. J'ai pris ce soir après le dîner cette photo dans mes mains, celle où j'arborais ce grand col blanc, le tutu, mes cheveux tirés en chignon. Déguisée en petit rat de pacotille pour un spectacle de fin d'année, le trac au fond de l'estomac, les bras raides. Je voulais être une petite fille comme les autres. Je sais aujourd'hui que je voulais aussi être aimée, que mon père me trouve belle, qu'il me remarque. Voeu pieu. La danse ne l'intéressait pas. Les petites filles sans charme non plus. Après cette soirée, les courbatures, la déception mêlée aux grattements provoquée par la tulle enroulée autour de mon cou, j'ai changé de tactique. Je me suis intéressée à Stevenson, à L'île au trésor, aux aventures que les jeunes garçons poursuivaient dans les livres tandis que les jeunes filles restaient à la maison. J'ai voulu que ma mère coupe mes anglaises, j'allais me démarquer de mes petites soeurs, atteindre autrement le coeur sec du père, devenir un garçon. L'Histoire raconte que le coeur est resté sec et que la petite fille est devenue une femme bancale. L'Histoire raconte également que depuis je recherche quelqu'un dans l'affection que je porte aux hommes, la douleur et la déception en sont d'autant plus blessantes. J'avais confiance en toi.
T'écrire, écrire, poser des mots sur ce que sont mes journées apaise un peu la tension du quotidien. Mais je crois que je t'ai perdu. Et que tout à l'heure tu m'as fait peur.
Une photo (de Romaric Cazaux), une inspiration, beaucoup d'imagination, et au final un texte, qui commence à faire une histoire, qui commence à ressembler à un livre... tout ça pour l'atelier d'écriture de Leiloona [clic].
(Les épisodes précédents ici : Livre #1 - Livre#2 - Livre#3 -Livre #4 - Livre #5)