Dans le cadre de notre série d’entretiens avec des éditeurs, et plus précisément au cours du Festival Quai des Bulles à St Malo, nous avons posé quelques questions à Frédéric Lavabre, fondateur et directeur général des éditions Sarbacane.
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Douze ans après leur création en 2003 et pas moins de 675 titres plus tard, les éditions Sarbacane n’ont rien perdu de leur superbe. Débordantes d’énergie et fières de leur indépendance, elles évoluent sans déroger à leur credo initial : non à l’humour potache et oui à la créativité ! Rencontre avec ces amoureux des histoires fortes et des livres jeunesse, qui préfèrent mettre en bouquet leurs nombreux lauriers plutôt que de se reposer dessus.
Vous êtes le fondateur des éditions Sarbacane. Pourriez-vous nous raconter le parcours d’un homme qui se lance dans l’édition jeunesse ?
Lorsque la maison a été lancée en mars 2003, je n’étais pas un nouveau venu dans le monde de l’édition dans lequel je travaillais depuis déjà 15 ans. J’avais créé en 1988 un bureau de création, Sarbacane design. J’étais à la tête d’une équipe d’une quinzaine de personnes, graphistes et éditeurs, nous proposions et vendions des ouvrages clé en main pour de nombreux éditeurs, comme Gallimard jeunesse ou Albin Michel Jeunesse. Si je travaillais pour différents éditeurs donc, y compris en adulte (Le Seuil, La Martinière…), j’ai toujours eu une attirance particulière pour le livre jeunesse, que j’ai aussi beaucoup pratiqué, en « consommateur », avec mes quatre filles…. Plus sérieusement, j’aime la littérature et j’aime le dessin. L’album jeunesse est le point de croisement idéal pour associer ces deux arts et un terrain de jeu formidable !
Et c’est pour avoir le plaisir de travailler sur ces deux « amours » que j’ai décidé de vendre Sarbacane design et de créer une maison d’édition jeunesse, les éditions Sarbacane.
J’ai fait pour ma part des études de graphisme à l’ESAG (l’École Supérieure d’Arts Graphiques), je suis donc avant tout un homme de l’image. Et c’est bien la raison pour laquelle, je voulais que la question du texte soit centrale. Si la partie visible, première, d’un album est l’image, le dessin, c’est parce qu’il y aura une bonne histoire que ce sera un bon livre; l’inverse est moins vrai. En architecture, pas d’immeuble sans fondation, sans un squelette solide ! C’est comme au cinéma, on travaille le scénario avant de choisir la pellicule ou le décor d’un film (sans parler des acteurs). L’un ne fonctionne pas sans l’autre. Il n’y a selon moi rien de pire qu’un livre avec un bon pitch, une belle promesse donc, accompagné de belles images, mais dont l’intérêt s’étiole peu à peu à la lecture, page après page, faute d’une bonne histoire pour le soutenir. Quelle déception ! C’est ce que j’appelle les albums qui tombent des mains (des enfants, des parents..). C’est bien pour éviter cet écueil, que moi homme de l’image, je me suis associé dès le démarrage de la maison à une éditrice de talent, Emmanuelle Beulque, qui a su apporter son exigence et un regard pointu sur le texte. Des textes forts et de qualité, écrits par de vrais auteurs.
Une fois cela posé, l’édition jeunesse donne une liberté formidable à tous ceux qui en font : aussi bien en termes de mise en forme (type d’image, pagination, format, papier…), que de fond (des sujets variés pour accompagner les différents moments de la vie, humour, poésie…).
Après, entre aimer la littérature jeunesse et en faire son métier, il y a plus qu’un simple pas à franchir. D’un point de vue commercial, en 2003, le livre jeunesse représentait un territoire quasiment inconnu pour moi, je ne savais rien de ses réseaux et j’ai dû tout découvrir tout petit à petit, sur le tas ! Passionnant et formateur…
Des textes forts et de qualité, écrits par de vrais auteurs.
A l’époque de la création de la maison, comment avez-vous réussi à vous positionner par rapport aux éditeurs déjà présents (et nombreux) sur le marché ? Quelle était la promesse de Sarbacane ?
En 2003, une première génération de maisons était déjà bien ancrée sur le marché de la jeunesse. Pour résumer, les deux géants étaient l’École des Loisirs, spécialisé dans la fiction et Gallimard, davantage positionné sur le documentaire. Lors du lancement de Sarbacane, une nouvelle génération d’éditeurs s’était installée dans le paysage de la jeunesse, avec notamment Le Rouergue, Rue du Monde, Thierry Magnier… Une génération attachée à la création, prête à porter des projets audacieux et ambitieux. Cette époque a constitué un renouvellement complet du genre en proposant de nouveaux formats et démultipliant les possibilités offertes aux dessinateurs et scénaristes. Formidable donc, mais en oubliant un peu, parfois… l’enfant.
Chez Sarbacane, nous avons eu dès le début une obsession qui a été l’exigence à la portée du plus grand nombre. Le positionnement fort sur le texte et le plaisir de lecture, pour donner aux enfants l’envie d’ouvrir les livres (et de les lire et de les relire…). L’envie de toucher juste, de piquer leur intérêt et leur curiosité. Les albums de Sarbacane se distinguent par un mélange de profondeur et de simplicité : accessibles aux enfants car on parle à leur intelligence. Lire, rire et réfléchir : ce sont les trois temps des albums Sarbacane.
C’est cette volonté qui a permis que Sarbacane soit aujourd’hui synonyme de qualité pour le public et les professionnels.
Lire, rire et réfléchir : ce sont les trois temps des albums Sarbacane.
La palette éditoriale de la maison a vigoureusement fleuri depuis sa création. Comment se sont faites ces évolutions ?
Au départ nous ne faisions que de l’album jeunesse ; une vingtaine d’albums par an, pas plus. Puis, vers 2005, nous avons ajouté à notre catalogue le roman jeune adulte , Tibo Bérard en est le brillant éditeur et animateur, (Collection jeunes adultes eXprim, puis Pépix en 2014, romans 8-12 ans) et la bande dessinée. Nous avons décidé d’évoluer tranquillement car je souhaitais conserver notre liberté de publication sans avoir affaire aux banques ou à des tiers.
En BD jeunesse, avec le directeur de collection Gwen de Bonneval (qui n’est resté que 18 mois) nous avons publié de jeunes auteurs de talents qui partageaient notre vision (Anouk Ricard, Marion Montaigne, Catherine Meurisse…). Si un ouvrage de BD jeunesse ne fait ni rire, ni frissonner, ni vibrer, alors il ne m’intéresse pas. J’aime que les histoires puissent se lire à plusieurs niveaux, qu’un enfant de 8 ans n’y « voit » pas la même chose qu’un autre de 12 ans.
Nos publications à destination des adultes sont venues un peu plus tard, vers 2007. Mon catalogue de romans graphiques s’articule – c’est mon goût – autour d’histoires encrées dans une réalité politique, historique ou/et sociale. Récits intimistes ou amples sagas, peu importe mais il faut qu’ils soient architecturés, la encore, par « une vraie histoire ». Je poursuis une ligne éditoriale qui est celle du divertissement, dans le sens – positif – anglo-saxon du terme. Cela n’empêche nullement des publications ambitieuses et la défense d’une fiction BD riche, de qualité, et faite pour le plus grand nombre. Les BD des Editions Sarbacane sont avant tout conçues pour le plaisir de lire, plaisir qui s’accompagne d’une recherche de sens et de qualité artistique, sans tomber dans un élitisme qui serait déconnecté du grand public.
Deux exemples, « La lionne », qui raconte la vie, ou plutôt les vies, de la baronne Karen von Blixen, l’auteure du célébrissime La Ferme africaine (Out of Africa). Un roman graphique puissant, qui met en lumière la personnalité fragile de Karen Blixen, et qui dessine aussi le portrait d’une Afrique aujourd’hui disparue… et d’une femme en avance sur son temps. « Pocahontas », ancré dans l’Amérique pré-coloniale, est un livre qui raconte la fin d’un monde, mais c’est aussi un récit sur la perte d’identité, sans retour ni rédemption possible.
Publier dans la bande dessinée adulte a représenté un véritable défi pour moi et Sarbacane. En effet, lorsque je me suis lancé dans l’aventure BD, je ne connaissais, encore une fois, pas grand chose à ce marché. La difficulté a été à la fois technique et éditoriale. Libraires, auteurs, salons, le monde de la bande dessinée n’a rien à voir avec celui de la littérature jeunesse. Du temps de production (bien plus long ) aux réseaux de distributions, ou la presse, tout y est différent. Il a fallu du temps pour appréhender tout cela, c’était un peu l’aventure, mais c’était passionnant. Aujourd’hui, nous sommes fiers de pouvoir proposer un catalogue créatif, avec une ligne éditoriale forte, mais cela reste un travail de longue haleine.
Publier dans la bande dessinée adulte a représenté un véritable défi pour moi et Sarbacane.
En parlant de bande dessinée, nous sommes à Quai des bulles. Quel est votre rapport à ce salon ? Fréquentez-vous beaucoup les salons en tant qu’éditeur ?
Nous venons à ce festival depuis environ dix ans. Quai des Bulles est un rendez-vous vraiment sympathique et pro à la fois, que nous affectionnons particulièrement chez Sarbacane. L’avantage du festival est qu’il est proche de la cité corsaire et facilite les échanges avec le public et les autres exposants. L’ambiance y est très bon enfant, populaire au sens positif du terme : ici les gens viennent pour échanger et c’est une très belle occasion de rencontrer notre public.
En 2011 Quai des Bulles avait récompensé « Le carnet de Roger » de Florent Silloray du Prix du coup de cœur du salon. Il y a deux ans, une très belle exposition avait également été organisée ici, dédiée à Hervé Tanquerelle (« Les racontars » d’après des textes de Jorn Riel), ce qui avait formidablement mis en avant le travail de ce très beau dessinateur auprès du public. Alors oui, nous avons un rapport privilégié avec ce salon malouin.
En règle générale nous nous rendons sur beaucoup de salons. Il est important pour un éditeur de pouvoir rencontrer ses lecteurs, en particulier lorsque l’on travaille pour la jeunesse. C’est toujours un moment agréable lorsque l’on peut voir en direct les visages des enfants et les regarder faire leur choix parmi nos albums. L’idée est de pouvoir établir avec eux de vrais échanges, c’est vraiment très intéressant d’avoir le retours directement de la part du public. Ces échanges avec le jeune public s’avèrent même quelquefois touchants, c’est une expérience dont il serait dommage de se priver !
Parlons de la bande dessinée jeunesse en tant que telle. Comment la considérez-vous par rapport à la littérature ? La voyez-vous comme une entrée vers le roman ou bien complémentaire à ce dernier ?
Pour en avoir souvent parlé avec de grands confères, il nous semble que la bande dessinée jeunesse à proprement parler s’adresse aux jeunes jusqu’à douze, treize ans (5 eme , 4 eme). Ensuite, la plupart de nos lecteurs s’en détournent pour s’orienter vers le manga (qui est de la BD !), le roman grand format en effet, ou les jeux vidéos ! C’est seulement plus tard que la bande dessinée récupère ses lecteurs, une fois que ces derniers sont devenus des adultes.
Une des difficultés de la bande dessinée jeunesse, c’est que son public grandit, un lectorat donc que l’on perd et qu’il faut cesse renouveler. « Cruelle Joëlle » par exemple, était une superbe série que nous avons du arrêter car il se passait trop de temps entre chaque publication : on perdait nos jeunes et impatients lecteurs ! Par ailleurs, il est très difficile de récupérer des lecteurs au beau milieu de la création d’une série. Créer de nouvelles séries est donc nécessaire à la survie d’une maison afin de conserver un lectorat et conquérir de nouveaux jeunes lecteurs (lorsque les premiers sont devenus trop grands).
Une des difficultés de la bande dessinée jeunesse, c’est que son public grandit.
Vos albums jeunesses abordent tous types de sujets. Pensez-vous que les petits lecteurs sont capables de tout entendre ?
Je pense profondément que les enfants peuvent tout lire, lorsqu’il s’agit de fiction, sauf des histoires de sexe, évidemment. Il ne faut pas sous estimer les jeunes lecteurs. Comme je le disais plus haut, j’aime que nos ouvrages possèdent plusieurs niveaux de lecture, et que chacun, à son rythme, puisse les découvrir. Avoir « plusieurs couches » dans un album, c’est génial !! L’album BD « l’Apprenti Seigneur des Ténèbres » (A.S.T.) en est la parfaite illustration. Dans un monde d’Héroïc Fantasy anachronique, un minuscule anti-héros veut devenir le plus terrible et redouté Seigneur des Ténèbres de tous les temps…
Cette bande dessinée est construite comme peuvent l’être les Astérix : pour un enfant de 8 ans, c’est juste marrant, pour un enfant de 12 ans, il peut y comprendre une certaine critique sociétale (chômage, exploitation de l’homme par l’homme, écologie…).
Quand je parle de différents niveaux de lecture, cela vaut aussi en BD Côté adulte. Nous allons par exemple publier en janvier, « Alexandre Jacob, journal d’un anarchiste cambrioleur » de Gaëlle et Vincent Henry. Ce livre peut être lu comme l’histoire drôle et rocambolesque d’un monte-en -l’air vers 1900, ce qu’il est, mais Il s’agit aussi et surtout d’un combat d’un « sans grade » contre les « puissants » : un propos terriblement actuel ! Ce type d’album nous en dit beaucoup sur notre propre histoire et c’est ce que j’aime soutenir dans mes publications. Des albums qui d‘ailleurs peuvent tout à fait êtes lus par des lecteurs de 14 ou 16 ans : qu’ils piquent la DD à leurs parents !!! Il faut que les livres circulent dans les familles !…
L’une des étapes clés de la publication d’une bande dessinée est la relation avec les auteurs. Pourriez-vous nous en parler ? Avez-vous déjà connu des collaborations malheureuses ?
Faire des livres est une chose, le faire en bonne intelligence et respect mutuel en est une autre ! Le marché de la bande dessinée en particulier est vraiment saturé avec ses 6 000 nouveautés par an. Aussi, il devient de plus en plus difficile de créer des relations pérennes avec les auteurs. Mais on y arrive ! On doit se faire confiance.
Je me sais exigeant en tant qu’éditeur, mais pour moi, ce qui compte, c’est le livre que l’on fait ensemble. Je ne suis pas un imprimeur qui fait des albums à la chaîne, je publie vingt livres par ans et je mets la même énergie, la même passion, dans chacun d’entre eux. Mon seul et unique objectif c’est qu’avec l’auteur, au moment de la sortie, nous soyons parvenus au meilleur résultat possible. Ne pas avoir de regret. Les ventes que l’on fera – même si c’est important – c’est d’une certaine façon, secondaire ou en tout cas, cela vient après.
Cette relation avec les auteurs est déterminante dans la réussite d’un album, sans elle, le travail est beaucoup plus difficile, voire impossible. Par exemple, avec Pierre-Henry Gomont, le dessinateur de « Rouge Karma », nous attendions vers la même chose et c’est grâce à cela que nous avons poursuivi l’aventure ensemble pour « Les Nuits de Saturne « album sur lequel il avait aussi mis la casquette d’adapter. Pierre-Henry auteur se donne à 110%. Je n’ai que peu de travail avec lui, il me propose des choses déjà hautement abouties et j’apprécie énormément son investissement. C’est avec des gens comme cela que l’on peut construire un catalogue et lui, une œuvre.
Il en est de même avec le couple Ferrier, Katerine et Florian, les auteurs de la série « Hôtel étrange ». La petite Marietta, vit dans une pension de famille pas comme les autres. Cette histoire est à hauteur d’enfant, très tendre, merveilleusement dessiné et superbement écrite. C’est un immense plaisir que de travailler avec ces deux auteurs, par ailleurs très modestes par rapport à leur travail. La relation aux auteurs est cruciale dans la réussite d’un album selon moi et je ne poursuis qu’avec les auteurs que je sens investis dans leur entreprise.
Et ça marche ! Le tome 6 est en préparation (novembre 2016), et nous venons de vendre les droits aux Etats-Unis ce qui est très difficile et rare, surtout en jeunesse.
Je ne suis pas un imprimeur qui fait des albums à la chaîne.
Pour terminer, quelle est votre lecture du moment ?
Je viens de terminer « Montana 1948 », de Larry Watson, édité aux éditions Gallmeister. David Hayden, 12 ans, fils du shérif du comté de Bentrock dans le Montana. Franck, son oncle, est un héros de guerre, applaudi tant pour ses exploits militaires que pour son statut de médecin. C’est lorsque qu’éclate la vérité sur les traitements qu’il inflige à ses patientes peaux-rouges que l’unité familiale éclate et que le jeune David assiste à l’écroulement de son monde… Ce livre est absolument superbe et lorsque je l’ai lu, j’ai immédiatement pensé à son adaptation en bande dessinée. La négociation des droits vient de se terminer et je vais avoir la chance de travailler à son adaptation dans l’année à venir avec un tout jeune dessinateur que je n’ai jamais publié mais dont j’avais repéré le travail, Nicolas Pitz, qui a été enthousiaste quand je lui ai proposé « de le faire » !
De beaux projets à venir, donc, pour la maison Sarbacane !