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Création théologique et création artistique

Par Contrelitterature
Création théologique et création artistique

L'œuvre de ressemblance

par Alain Santacreu

" L'exaltation s'unit au tremblement quand l'homme comprend

que Dieu s'est humilié jusqu'à la mort de la Croix

pour l'élever jusqu'à sa similitude. "

Guillaume de Saint-Thierry

Le grand mystère est celui du corps chrétien, l ieu de la Révélation, de l'union de l'esprit et de la chair en Jésus-Christ. Ce corps, dans lequel s'incarne l e Dieu d'Abraham, meurt et ressuscite dans l'oeuvre divino-humaine de ce même corps glorifié : l'Œuvre de Gloire est le vrai manifeste de l'art chrétien.

Platon affirme que le Démiurge est le véritable artiste : le monde est une œuvre d'art modelée par son intelligence ordonnatrice. L' artiste humain n'a pas la capacité d'atteindre le vrai, n'étant qu'un faiseur d'images, un fabricant de simulacres.

il transpose dans le sensible le rapport qui la constitue dans l'intelligible.

De la réalité et du religieux

La réalité est le mode d'appréhension par lequel la conscience se relie volontairement au réel. Cette expérience originaire, Arthur Rimbaud, dans le poème " Enfance " des Illuminations, la nomme " Il y a " :

" Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir./Il y a une horloge qui ne sonne pas./Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches. [...] "

" Il y a " est l'l'intelligence sentante " Dès l'origine, il y a une seule intelligence sentante. Avant que l'observateur puisse désigner les choses comme sacrées, numineuses, fascinantes, mystérieuses ou terrifiantes, il se découvre relié à elles du fait que ces choses sont là : le archè de ce que le philosophe espagnol Xavier Zubiri appelle " sens donné par l'observateur n'intervient qu'après le fait de sa " religation " avec l'observé. Cette notion de religation, telle que l'entend Zubiri, n'est pas de l'ordre du sens, c'est une évidence apodictique où la réalité s'actualise en l'homme à travers son appréhension initiale du monde. Tout être humain se surprend lui-même, ab initio, étant plongé dans la réalité.

Même si l'appréhension de la réalité par l'homme est impressive, les contenus qu'il appréhende ne sont pas de purs stimuli - comme pour les animaux - mais des intellections sentantes. Cette manière d'appréhender la réalité détermine la singularité ontologique de l'être humain : l'homme est dans le monde le lieu de la vérité du réel, en lui la réalité du monde devient consciente.

Dans la mesure où son être se fonde dans la réalité , l'homme est fondamentalement religieux et se découvre " une même si elle se trouve à la racine de toutes les religions, ne présuppose aucune religion concrète.

Du religieux dans l'art

Il y a une réalité absolument absolue : Dieu. Cette réalité réside dans les choses sans s'y confondre, elle les transcende fondamentalement. Quel accès peut-on avoir à ce Dieu à la fois immanent et transcendant à ses créatures ? Comment le rendre " visible " à nos cœurs, à nos yeux ? Deux voies s'offrent à l'homme : l'art et la mystique.

Dans la Torah juive, deux thèmes s'entrelacent de façon paradoxale : l'interdiction absolue de produire des images et l'affirmation qu'il existe cependant des images de Dieu.

Rappelons la deuxième Parole du Décalogue :

L'interdit porte sur tout ce qui a été institué par les hommes pour la fabrication des idoles. Pourquoi Dieu émet-il ce commandement ? Sans doute pour condamner les images qu'Israël risquait de rencontrer chez les nations ; mais, pourquoi interdire celles que son peuple pouvait faire de Lui ? car, la première et la plus grave de toutes les transgressions de l'idolâtrie n'a pas été une prosternation devant quelque Baal, mais la confection d'une image destinée à figurer YHWH pour qu'Il marchât à la tête de son peuple. Ainsi, le peuple juif n'avait pas apostasié ni changé de Dieu, il voulait simplement une image qui Le rendît visible et saisissable. Cependant Dieu a assimilé la représentation de sa propre image à une apostasie.

Les vraies images de Dieu sont des épiphanies, des signes réels de la Présence divine, des symboles opératifs qui marquent son alliance avec les hommes : l'arc-en-ciel qu'aperçoit Noé, le brandon de feu qui passe à travers les animaux tranchés en deux par Abraham, le Buisson ardent, les éclairs et l'orage du Sinaï, la colonne de nuée et la colonne de feu guidant le peuple.

Dans la métaphysique biblique, contrairement à la conception émanatiste, la création n'est pas nécessaire, elle est voulue par Dieu. L'âme est née, créée, non pas tombée ni déchue. Il n'y a pas de drame précosmique antérieur à sa naissance. L'âme ne " retourne " pas à son lieu d'origine, puisqu'elle n'a pas d'existence antérieure ; elle avance vers sa fin, qui se trouve au terme de la Création. L'iconoclasme du Pentateuque repose donc sur cette altérité essentielle entre l'Incréé et le créé, le Créateur et la créature : l'image de l'Incréé est irreprésentable. L'unité entre Dieu et l'homme est une unité de charité et de grâce, non de nature.

Selon l'anthropologie biblique, c ontrairement à la vision platonicienne ou plotinienne, l'âme humaine n'est pas naturellement immortelle, elle peut mourir. Les Pères des premiers siècles l'enseignaient clairement :

Augustin, nourri de Plotin, croyait reconnaître le Père dans l' Un, Gilson nous dit combien cette analogie était illusoire :

" C'est bien le Créateur chrétien qu'Augustin adore, mais la création qu'il pense en philosophe porte parfois les marques de la métaphysique de Plotin. L'univers de Plotin reste typiquement platonicien, au moins en ceci que son premier principe est au-delà de l'être et de la divinité, et que, corrélativement, l'être, et le dieu suprême l'Intelligence, n'y est pas le premier principe. C'est ce qui fait que la comparaison de l'émanation platonicienne à la création chrétienne est à peine possible. Une métaphysique de l' Un n'est pas une métaphysique de l'Être. "

Selon Plotin, la Beauté est l'éclat de l' Un dont procèdent tous les êtres. Dans l'homme, le Beau, de nature intelligible, ne se laisse saisir que par l'âme, reflet de l'Unité dans le monde sensible. Le traité consacré à la Beauté intelligible montre combien l'art est un adjuvant précieux pour s'ouvrir à la vision du divin. En effet, ce qui est beau dans l'art, ce n'est pas la chose en soi mais l'Idée présente en elle. La contemplation de la beauté, même sensible, favorise la conversion du regard, détournant celui-ci de l'obscurité de la matière pour le diriger vers la lumière. Plotin semble ici assez proche de Platon pour lequel la beauté est aussi un guide vers la connaissance du Bien. Cependant, pour le philosophe athénien, l'art n'était qu'une mimésis dégradée des choses et il bannissait toute production artistique de sa cité idéale ; pour Plotin, au contraire, l'art vrai rectifie notre vision des choses en nous conduisant du sensible à l'intelligible : l'idée artistique arrache la matière à son néant et la conduit sur le chemin de la réintégration vers l' Un. En valorisant l'art, Plotin fonde l'esthétique.

Dans le néoplatonisme, la délivrance s'opère sur un plan esthétique : il s'agit de purifier l'âme pour la rendre belle et capable d'atteindre la beauté intelligible. Mais l'autre, mon compagnon, mon prochain, qui est aussi mon plus éloigné, mon Dieu, n'intervient pas dans le processus de ma " déification ". C'est pour soi qu'il faut se libérer des passions sensibles, non pour l'autre ou par l'autre. Seule l'ascèse, en éveillant le souvenir du divin ( anamnêsis), peut délivrer l'âme des liens terrestres. Étant elle-même un fragment de la substance divine, l'âme opère sans qu'intervienne la grâce de Dieu.

Au contraire, selon l'Écriture, la connaissance de Dieu se réalise à partir d'une éthique de la charité qui est fonction de l'autre :

L'âme créée, que peut-elle connaître de Dieu, sinon ce que l'Amour de Dieu lui consent ? Dans la métaphysique biblique, la délivrance s'opère sur un plan éthique : l'homme se réalise par sa coopération avec le tout autre que lui-même, Dieu, son créateur. À la différence de l'anthropologie dualiste plotinienne, l'anthropologie biblique pense l'homme comme une unité : le drame ne se joue plus entre " l'âme et le corps ", mais entre la volonté de l'homme et celle de Dieu, ce que saint Paul exprime dans l'opposition entre " la chair et l'esprit ", entre l'homme charnel - ou psychique - et l'homme spirituel. Le drame humain est celui de la liberté humaine, drame historique et non théogonique : l'homme doit assumer la responsabilité éthique de sa destinée.

Le néoplatonisme n'a cessé d'obséder l'art occidental. On relève son influence dans la permanence de ses deux interprétations du mythe émanatiste. Si l'optique positive fonde l'esthétique chrétienne médiévale, on retrouvera la perspective négative dans le romantisme d'Hegel.

La similitude entre le système hégélien et la version pessimiste du plotinisme réside dans leur conception identique du processus par lequel Dieu, en s'aliénant à travers sa manifestation, s'engendre lui-même et, par ce déchirement, accède à la connaissance de soi. Si, pour Hegel, Dieu se fait dans le cours même de son évolution, cette création n'a lieu que parce que Dieu, à un moment, s'est défait : acte, à la fois péché originel cosmique et sacrifice divin, création du Fils et, en même temps, création du monde. Hegel, à l'image de Plotin, comprend la création comme une génération : le monde est une émanation tragique de la substance divine.

Le Mal, dans la théogonie hégélienne, est un élément nécessaire à la genèse de l'Absolu. Sans le Mal, l'Esprit serait demeuré au niveau de la pure immédiateté et ne serait pas devenu Esprit. Le Mal est le mouvement de négation par lequel l'Esprit prend conscience de lui-même. Le Mal est donc intégré dans le processus théogonique. Hegel interprète le récit de la Genèse biblique dans une perspective gnosticiste : le péché est la condition de la création. L'incarnation, elle aussi, sera comprise comme une aliénation de la Substance divine, un moment dialectique de l'évolution de l'Esprit. Quand Dieu se fait chair, le but de la pensée divine et la destinée de l'homme se réalisent ; alors survient, selon Hegel, la fin de l'art dans l'image accomplie de Dieu.

Hegel a proclamé à maintes reprises l'immanence de l'Absolu dans le monde, l'identité foncière du divin et du cosmique :

" L'essence divine est la même chose que la nature dans toute son ampleur. " (Hegel, La phénoménologie de l'esprit (Trad. Jean Hippolite), Aubier t. II, 1941, p. 282 ).

Sous le couvert d'une mythologie chrétienne, la pensée d'Hegel est éminemment panthéiste. L'homme lui-même participe directement de cette déification de la nature. Pour Hegel, l'homme est divin par nature et de toute éternité, il est la face de Dieu. Il précisera cette idée dans sa Philosophie de l'histoire :

La théologie chrétienne n'est pas une science extrahumaine de Dieu tel qu'il est en soi ; elle est la révéation de Dieu tel qu'il agit et se manifeste dans le destin de l'humanité. Elle est une connaissance sotériologique de Dieu axée sur le mystère de la perdition et du salut de l'humanité. C'est pourquoi elle est une expression tragique des relations de Dieu et des hommes. La clé du panthéisme est une altération radicale dans la compréhension de ce rapport du divin et de l'humain. Il n'invente pas de toutes pièces, il fausse le mystère suprême de la vie humaine d'une façon séduisante pour les ambitions les plus insensées de l'homme prométhéen.

La transformation de l'image plastique du divin s'accomplit à travers les trois moments historiques de l'esthétique hégélienne : l'art symbolique, qui désigne l'antiquité orientale perse, hindoue et égyptienne ; l'art classique, assimilé à la période gréco-romaine ; et l'art romantique, qui s'étend de l'époque médiévale jusqu'aux contemporains d'Hegel et correspond donc à l'âge de la civilisation chrétienne.

Le néoplatonisme semble avoir été l'instigateur de ces deux postulations antagonistes que l'on retrouve tout au long de l'histoire de l'art. En effet, puisque toute œuvre d'art fait pénétrer le divin dans l'image, Plotin encourage l'iconophile ; mais, aussitôt, il le décourage car l'entreprise artistique se révèle vaine et, en cela, Plotin légitime l'iconoclaste. Plus haute est l'idée d'un artiste, plus elle participe de l' Un, plus elle monte dans la région où les formes n'ont plus cours. H.-Ch. Puech constate que la vision de Plotin, où l' " amant " s'acharne à la poursuite de l'" image invisible ", est finalement une " esthétique de l'informe ".

De l'éradication du monde

Nous devons considérer l'art abstrait contemporain comme l'expression ultime de l'art plotinien. À l'aube du XX e siècle, Wassily Kandinsky (1866-1914) dénonce la dissemblance de la nature et de l'art. À ses yeux, ce sont deux univers totalement indépendants. Il s'agit donc de rompre avec l'illusoire précepte mimétique, afin de libérer l'art du joug de la nature. Si cette éradication du monde s'est très vite présentée comme une évidence, l'anecdote de la " trouvaille " de Kandinsky mérite qu'on la cite :

L'art abstrait est donc né d'une illusion d'optique plus que d'une conversion du regard, n'en déplaise au philosophe Michel Henry qui a célébré avec enthousiasme la théorie kandinskienne :

" Tant que la peinture est la peinture du visible et ainsi celle du monde, elle apparaît subordonnée à un modèle préexistant dont elle ne peut plus être qu'une réplique, une reproduction - une imitation. Ce sont évidemment des objectifs, une signification, une portée entièrement nouvelle que se donne l'activité picturale lorsque, congédiant les présupposés grecs et notamment le concept grec de phénomène, elle ne se propose plus de représenter le monde et ses objets, lorsque, paradoxalement, elle cesse d'être la peinture du visible. "

Pour Kandinsky, " est beau, ce qui procède de l'âme. Est beau ce qui est beau intérieurement." Et, cette nécessité intérieure, comme le remarque Éliane Escoubas, c'est justement " l'émancipation de la peinture (de l'art) par rapport à la nature. " Abstraire signifie mettre la nature entre parenthèses. Ce qui doit animer l'art, c'est un jeu de vibrations sans objet. Sa finalité est l'osmose entre la vie profonde de l'artiste et des éléments artistiques autonomes. C'est en guide que l'artiste œuvre, tentant de dévoiler à notre œil l'énergie des lignes et des tons : " Avec l'art abstrait, l'art n'est plus imitation de la nature ou fiction de l'espace, mais précisément composition ".

En se dégageant du principe de ressemblance, l'art ne s'est donc pas seulement " séparé " du monde, il a remis en cause la nécessité du lien qui l'unissait à la nature et qui semblait lui être constitutif. La radicalisation du subjectivisme de Kandinsky se joue dans le rapport avec la nature : il pense que les choses naturelles sont agies par les formes et les couleurs qui leur seraient totalement transcendantes. Ce point crucial est le tournant " spirituel " de sa doctrine. Cette spiritualité, malgré le vocabulaire qui l'exprime, ne se fonde pas sur la religion chrétienne mais sur une idéologie de la dé-religation influencée par cette nébuleuse occultiste d'où les avant-gardes modernistes ont émergé.

On relève ainsi, dans la doctrine kandinskienne, des affinités évidentes avec la gnose valentinienne. Saint Irénée considérait Valentin comme son plus grand adversaire car son système pousse l'antimatérialisme platonicien jusqu'à l'anticosmisme absolu. Valentin introduit une rupture : le monde sensible, produit du démiurge, est coupé du monde supérieur parce qu'il appartient à une autre création et à un autre créateur. De même, Kandinsky a rejeté le " matérialisme du XIX e siècle " qu'il percevait comme l'ultime tentative de l'art de se fonder sur le monde matériel : l'échec massif de cette tentative, dans le réalisme, le naturalisme mais aussi l'impressionnisme, le cubisme, etc., impliquait la substitution, comme principe de la création esthétique, du " spirituel " au sensible.

De l'image à la ressemblance

Seule la volonté humaine peut pervertir la nature humaine : le péché est le refus de la ressemblance. L'image est immuable alors que la ressemblance est dynamique. Origène affirme que " l'homme a reçu la dignité de l'image, et cela dès l'origine, mais la ressemblance est réservée pour l'achèvement. " C'est l'image qui donne à l'homme le désir de Dieu. Le développement de l'image dans la ressemblance se réalise dans l'acte de la communion divino-humaine. La ressemblance correspond à la théosis grecque, au processus de la déification. L'homme est une image et le monde est à son image ; et, dans ce monde de la réalité de l'image, il arrive, par grâce, qu'advienne la ressemblance.

La création artistique se fonde sur la liberté de l'homme d'accepter l'amour de Dieu ou de le refuser. La volonté créatrice du Fils s'identifie par un acte d'amour créateur avec la volonté créatrice du Père :

L'Écriture nous donne un exemple remarquable de " création " mauvaise : la tour de Babel et la " confusion de langues ", épisode qu'il est instructif de lire en parallèle avec celui de la Pentecôte et du " don des langues ". Dans chacun de ces textes, la volonté créatrice de Dieu aboutit au même résultat formel - la possibilité pour les hommes de parler en des langues inconnues - mais avec des effets opposés. Dans la séquence de la tour de Babel, la capacité à parler en des langues différentes conduit à l'incompréhension totale, à la dislocation de l'unité communautaire ; alors que, dans la séquence de la Pentecôte, cette capacité permet la communication de tous et scelle l'unité de la communauté. Dans les deux cas, la confusion et le don des langues se sont accomplis par la volonté de Dieu, mais les résultats s'avèrent, au plan humain, diamétralement opposés. D'un côté, il y a l' hubris babélienne qui se veut le triomphe de la génération sur la création ; de l'autre, les apôtres, les disciples du Christ, les " Fils du Nom ". La source de toute création, mauvaise ou bonne, est la volonté de Dieu. Ce sont les personnes humaines " réceptrices " qui lui donnent un sens positif ou négatif. L'art est un acte divino-humain : si le principe divin est toujours parfait, l'homme " créateur " reste libre de se conformer au plan de Dieu ou de le déformer.

Il est important de remarquer que la " réceptivité " créatrice est double : elle concerne non seulement l'artiste mais encore celui qui appréhende l'œuvre, le spectateur ou le lecteur. La volonté créatrice de Dieu se réfracte tant sur l'œuvrant que sur le percevant. Mère Marie Skobtsov nous éclaire sur ce phénomène :

Nous retrouvons ici l'antique distinction philosophique entre les notions de Prudentia et d' Ars. On sait que la prudence, dans la théologie chrétienne, est une des quatre vertus cardinales : elle prédispose la raison pratique à discerner le véritable bien et à choisir les justes moyens de l'accomplir. Le concept a son origine dans la phronêsis grecque, traduite en latin par prudentia. Phrên, en grec, désignait le cœur en tant que siège de la pensée, Aristote a mis la phronêsis au centre de son éthique. À la fois concept et vertu, il la distingue des autres types de connaissance : la sagesse théorique ( sophia), la science ( épistémê) et l'art ( technê). Pour saint Thomas d'Aquin, sans prudence, la morale serait inopérante. Nous pouvons donc interpréter la prudence comme l'intelligence du cœur, la capacité à discerner le bien, à suivre la " voie juste ", en conformité avec la volonté divine. En cela, elle se distingue du savoir-faire de la technê dont l'habileté d'exécution ne mène pas nécessairement à une production morale.

Dieu a créé les êtres angéliques avec le pouvoir de choisir mais, en raison de leur nature incorporelle, ils ne peuvent fabriquer des choses et sont donc exclus du domaine de l' Ars. Quant aux animaux, bien qu'ils partagent la nature corporelle de l'homme, ils sont exclus non seulement de Prudentia mais aussi d' Ars car ils n'ont pas ce pouvoir de choisir que l'être humain partage avec les anges. C'est donc par sa liberté - et dans sa corporéité - que l'homme est un artiste ; et cette liberté fait qu'il relève, par nécessité, de Prudentia.

La personne humaine est l'apogée de la création puisqu'elle peut rejoindre Dieu par grâce et libre choix. Avec l'homme, Dieu créé un être capable, comme lui, de décider et choisir ; mais l'homme peut se décider contre Dieu. L'Amour du Créateur suscite l' " autre ", un être personnel capable de refuser celui qui le créé. Ainsi, Dieu se veut impuissant devant la liberté humaine : il ne peut la violer puisqu'elle procède de sa toute puissance. Toutefois, si l'homme a été créé par la seule volonté de Dieu, il ne peut être déifié par elle seule : une seule volonté pour la création mais deux pour la déification ; une seule volonté pour créer l'image, mais deux pour faire l'image à la ressemblance. Si l'image de Dieu est intégrée à la nature humaine ( analogia entis), la ressemblance appelle un Itinerarium mentis ad Deum, une mise en dialogue du divin et de l'humain, la relation d'un Je et Tu ( analogia relationis).

Cet itinéraire de la divinisation humaine, nous a été révélé, au début du XIII e siècle, dans les Hauts Livres du Graal : L'Estoire del Graal, Perlesvaus et La Queste del Saint Graal qui, à la suite des œuvres de Robert de Boron, narrent l'aventure chevaleresque de la conversion de ressemblance. Dans un article fondamental, Étienne Gilson a souligné ce que La Queste del Saint Graal devait à la mystique cistercienne.

Saint Bernard distingue trois libertés pour la personne humaine. La première liberté ( libertas a necessitate), est la liberté de nature, le libre arbitre : elle correspond à l'image. La deuxième liberté ( libertas a peccato) est la liberté de grâce, le libre conseil divin : elle appartient au domaine de la ressemblance sous l'aspect de la sagesse. Enfin, la troisième liberté ( libertas a miseria) est la liberté de gloire, d'un ordre transcendant, elle appartient aussi au domaine de la ressemblance mais sous l'aspect de la puissance. À la différence de la première liberté, la deuxième est une valeur morale. En effet, la libertas a necessitate est l'image qui définit l'homme comme capax Dei : elle est la condition indispensable de la valeur morale - sans être, elle-même, une vertu. La valeur morale intervient avec la deuxième liberté, la libertas a peccato : en elle réside Prudentia.

La Queste del Saint Graal s'organise autour de cette " liberté de grâce " : " C'est exactement le roman de la grâce ou, si l'on veut, la vie de la grâce dans l'âme chrétienne racontée sous forme de roman ", affirme Étienne Gilson. Dès le début de la quête chevaleresque, on entre dans la région morale, celle où prévaut la liberté qui affranchit du péché, une région au sein de laquelle le Graal n'apparaît plus qu'aux chevaliers qui en sont dignes. Le départ des chevaliers pour la quête marque le passage de l'image vers la ressemblance - ou, pour ceux qui failliront, vers la dissemblance. À la fin du récit, les scènes qui ont pour cadre le Palais spirituel correspondent à la mise en œuvre de la troisième liberté, la liberté de gloire que, seul le Chevalier-Christ, Galaad, obtiendra.

De l'image aux deux ressemblances distinguées par saint Bernard, un parcours de restauration et de déification s'offre donc à l'homme. Dès lors, la distinction image/ressemblance exprime la destinée de l'homme intérieur : il y a d'abord l'œuvre de Dieu, une nature donnée, une image ; puis une activité humaine, un " art " au sens plénier du terme, aboutissant soit à la ressemblance, soit à la dissemblance. Les textes graaliens soulignent, à de nombreuses reprises, la nécessaire coopération qui doit s'instaurer entre l'homme et Dieu. Il s'agit de saisir ce point de rupture entre l'image et la première des ressemblances distinguées par saint Bernard, ce moment privilégié où le héros consent à la grâce de Dieu - le consensus de la spiritualité bernardienne.

De la vocation religieuse et artistique

Toute l'ascension de Galaad, dont la figure n'apparaît que dans La Queste del Saint Graal, au terme de l'évolution de la légende, certifie hautement que, pour notre héros, connaître c'est aimer. Or, cette conception d'une connaissance charismatique, qui transcende l'ordre rationnel, nous la retrouvons chez Guillaume de Saint-Thierry, un des maîtres de la spiritualité cistercienne, ami sinon disciple de Bernard de Clairvaux. L' Orientale lumen brille dans toute son œuvre, héritage du christianisme le plus authentique, reçu des Pères de l'Église, des Pères du désert, des ermites et des cénobites mystiques.

Au début du XIII e siècle, les romans du cycle du Graal n'étaient pas lus comme des œuvres littéraires, ils transmettaient, sous un mode poétique, cette véritable gnose chrétienne dont parle saint Paul. Les Hauts Livres apparaissent au moment où la réflexion théologique change de paradigme et passe du pôle platonico-augustinien au pôle aristotélico-thomiste ; et la thématique graalienne disparaîtra soudain quand la théologie spéculative aura définitivement supplantée la théologie mystique.

L'histoire de l'art occidental est celle d'une déviation gnosticiste du néoplatonisme. Dans la sphère religieuse, en contrepoint de cette déviation, on assiste à un étouffement de la théologie mystique, et plus précisément de la notion de " déification ". Certes, la théologie de la grâce, telle qu'elle s'est formée dans le catholicisme latin, depuis saint Augustin jusqu'à saint Thomas, ne saurait être opposée à la doctrine de la divinisation des Pères grecs, mais on peut se demander si l'effacement de la thématique de la déification, ou du moins de la doctrine de la grâce dans la théologie latine, n'a pas contribué à l'effacement subséquent du " religieux " dans l'art occidental - et, de fait, à cet effacement théologique correspond la disparition littéraire de la thématique du Saint Graal.

L'homme a obstrué en lui la dimension communielle avec Dieu, il a fermé la voie à la grâce qui, par lui, devait s'épancher sur toute la création : en rejetant le religieux, il a failli à sa vocation artistique.

NOTES

L'œuvre est composée en deux parties, des projections de gouaches sur une grande feuille horizontale (trois mètres de long par un mètre cinquante) qui n'est pas encadrée, juste fixée au mur par des pinces, sans protection, et, au dessus, en son centre, encadrée sous verre, la petite reproduction (quinze centimètres par quinze centimètres) sur papier, d'une icône représentant le Seigneur "non fait de main d'homme" (il s'agit du Sauveur Achéiropoiète de la galerie Tretiakov, Moscou) .

Étienne Gilson, " La mystique de la grâce dans la Queste del Saint Graal ", Romania, t. 51, 1925 ; repris dans Les Idées et les Lettres, Vrin, 1932, pp. 59-91.

Sur cette question : De la déification des justes de Mgr Louis Laneau, préface de Jean-Claude Chenet, Ad Solem, 1995.

Une première version de ce texte est parue dans l'ouvrage collectif Du religieux dans l'art, éditions L'Harmattan, 2012, pp. 169-185.

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